De la rhétorique aux faits : A propos du phénomène de l’émergence en Afrique

Note n° 1, Mamoudou Gazibo, Juillet 2014

De la rhétorique aux faits : A propos du phénomène de l’émergence en Afrique

MAMOUDOU GAZIBO

Il y a encore quinze ans, rares étaient les voix –en dehors de la Chine et de l’Afrique du Sud- qui voyaient en l’Afrique un continent d’avenir. Il n’est exagéré de dire qu’au contraire, les écrits qui recevaient le plus d’échos manifestaient un afro-pessimisme assumé. Non seulement le recours à la notion d’émergence était peu répandu (on parlait surtout des dragons asiatiques), mais son utilisation pour caractériser ce qui se passait en Afrique –notamment subsaharienne- était quasiment nulle.

Depuis quelques années toutefois, l’émergence a fait une entrée fracassante dans le vocabulaire de ceux qui tentent de qualifier ou de produire les mutations en cours dans le monde non occidental. En Afrique en particulier, on note deux tendances qui se nourrissent mutuellement.

D’une part, la notion d’émergence est devenue une rhétorique utilisée par de nombreux gouvernements soucieux de montrer que, en rupture avec la relative stagnation des années 1980-1990, ils travaillent à la transformation qualitative de leur pays. Que ce soit au Burkina Faso avec le programme «Bâtir ensemble un Burkina émergent», au Cameroun avec la notion de «Cameroun émergence 2035», au Gabon avec le projet «Gabon émergent 2025», au Niger avec le «programme de la renaissance» ou au Togo avec la «Vision Togo 2030», peu de pays échappent à la mode de l’émergence.

D’autre part, on assiste depuis quelques années à des réflexions de plus en plus nombreuses sur le phénomène de l’émergence. L’intérêt, longtemps concentré sur les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud), les déborde maintenant largement. Rapportant une conférence du groupe d’assurance-crédit Coface sur la question, le magazine Challenges titrait ainsi : «Après les BRICS, voici les « Nouveaux pays émergents »». On y notait en particulier qu’«avec ses « PPICS » (Colombie, Indonésie, Pérou, Philippines et Sri Lanka), Coface rejoint la course aux acronymes lancée par les économistes pour identifier les futurs émergents, parmi lesquels figurent déjà les « MINT » (Mexique, Indonésie, Nigeria, Turquie) ou les « CIVETS » (Colombie, Indonésie, Vietnam, Egypte, Turquie et Afrique du Sud)». Aux pays africains identifiés dans ces acronymes, Coface mentionne en plus, quoiqu’avec une plus faible côte, le Kenya, la Tanzanie, la Zambie et l’Ethiopie. L’idée que certains pays africains émergent est ainsi de moins en moins sujette à débats dans le milieu des praticiens qui multiplient les rencontres comme celle qu’organise le club Diallo Telli sur les «stratégies des pays émergents africains».

Cette tendance n’est pas seulement le fait des gouvernements et autres praticiens. Une littérature de plus en plus fournie s’intéresse à ces nouveaux émergents, notamment dans les contrées qui semblaient jusqu’à récemment en marge du développement. L’Amérique latine est une de ces contrées à laquelle Pierre Salama a consacré son ouvrage Les économies émergentes latino-américaines. Entre cigales et fourmis. Le phénomène semble si important que, couplé avec celui qui s’observe en Asie et en Afrique, Salama n’hésite pas à parler de déplacement du centre de gravité du monde au profit des pays du Sud. De même, deux ans auparavant, Steven Radelet avait fait un véritable pari avec son livre Emerging Africa : How 17 Countries are Leading the Way. Radelet notait en particulier deux groupes de pays : les 17 émergents et six pays au bord de l’émergence. Plus récemment, Robert Rotberg a confirmé cette tendance en se basant sur les taux de croissance économique élevés et les progrès en matière de gouvernance dans un nombre croissant de pays africains.

On remarque en parcourant la littérature et les programmes gouvernementaux et autres études, sinon une polysémie de la notion d’émergence, du moins une absence de critères universels permettant d’identifier les émergents, de les classer et d’anticiper leur trajectoire future. Par exemple, P. Salama observait que les pays asiatiques et les pays d’Amérique latine n’émergent pas sur des bases similaires. Les premiers le font sur la base d’une industrialisation centrée sur des activités à haute valeur ajoutée, alors qu’on assiste dans les seconds à une (re)primarisation des économies aux conséquences pas nécessairement bénéfiques. Quant à Radelet, qui travaille spécifiquement sur l’Afrique, il identifie cinq changements fondamentaux qui expliquent l’émergence : les deux premiers, à savoir la démocratisation des régimes et l’introduction de meilleures politiques économiques, ont lancé le processus qui a alors été soutenu par trois autres : la fin de la crise de la dette, les nouvelles technologies et l’émergence d’une nouvelle génération de leaders publics et privés. Par ailleurs, une petite incursion dans les documents produits par les pays qui aspirent à l’émergence montre qu’ils ne comptent pas émerger en comptant sur les mêmes recettes et ressources. Il est vrai que le Burkina (pays enclavé sans ressources) n’est pas le Gabon (riche en ressources) qui n’est pas le Togo (qui compte surtout sur son port autonome).

La notion d’émergence est sans doute rafraîchissante, surtout dans une Afrique que l’on pensait vouée à la stagnation. L’Afrique a changé et change encore. Elle a fait des progrès en matière politique et économique. Les signes d’émergence sont perceptibles dans de nombreux pays. Il faut cependant arrêter d’énoncer des vœux pieux et de sauter à des conclusions sur la base d’indicateurs superficiels. Ce qu’il faut, c’est une perspective systématique et des critères clairs et pondérés permettant d’identifier les véritables émergents, les émergents potentiels, ceux parmi les premiers dont l’émergence est soutenable et les problèmes éventuels que pose cette transformation.

Ce contenu a été mis à jour le 3 juin 2023 à 16h09.