Une question de confiance? Les politiques de prévention des coups et la défense du statu quo durant les crises des régimes

Note n° 2, Julien Morency-Laflamme, Août 2014

Une question de confiance? Les politiques de prévention des coups et la défense du statu quo durant les crises des régimes

Julien Morency-Laflamme, Candidat au doctorat, département de Science Politique

Le printemps arabe ainsi que l’évolution politique des régimes en Asie du Sud-Est, particulièrement la libéralisation politique en Birmanie et le coup d’État de mai 2014 en Thaïlande, ont remis à l’agenda les actions des forces armées dans le processus de démocratisation des différents pays de la planète. La décision des forces armées de s’aligner, soit avec les forces anti-régimes soit le gouvernement en place détermine souvent le résultat final des crises de régimes (Bunce 2003, 175).

Dans les dernières années, les forces armées sont intervenues en Guinée, à Madagascar, au Mali et au Niger, pour n’en nommer que certains. En fait, on peut répertorier plus de 60 coups et tentatives de coup en Afrique depuis 1990 (Powell et Thyne 2011). Ces interventions n’étaient pas toujours de nature antidémocratique, car les actions des militaires dans un certain nombre de pays ont été cruciales pour le succès des luttes démocratiques (Bratton et Van de Walle 1997, 210). Comment expliquer que les forces armées décident de ne pas défendre le régime en place et de plutôt s’aligner avec les forces de l’opposition? Dans la plupart des cas, ce ne serait pas les forces armées en tant qu’institution, mais des cliques de militaires marginalisées par le pouvoir qui s’allient avec les forces prodémocratiques car les militaires ne voient pas de bénéfice dans la défense du statu quo (Lee 2005, 645).

Il est souvent difficile d’identifier la présence de ces franges d’officiers marginalisées avant les crises de régime. L’accès à l’information sur les dynamiques internes des forces armées est, déjà, compliqué dans les régimes démocratiques; l’accès à cette information devient donc presque impossible dans les régimes autoritaires (Honna 2003, 2-4). Comment identifier alors les armées plus susceptibles de contenir des factions marginalisées? La réponse à cette question est dans les politiques de prévention de coups d’État.

Le problème de manque de loyauté des forces armées n’est pas toujours de la même intensité; certaines armées ont suffisamment d’officiers loyalistes pour que le gouvernement n’ait pas à s’inquiéter des actions des militaires. Dans d’autres cas, cependant, la présence de ces rivaux militaires pousse le gouvernement à mettre en place des mesures anticoups afin de diminuer les chances que ces rivaux utilisent les forces armées contre eux (Brooks 1998, 9). Un des éléments clés de toutes les politiques anticoups est la présence de forces paramilitaires, qui devraient ainsi augmenter le coût potentiel d’une manœuvre militaire contre le gouvernement (Brooks 1998, 36; Quinlivan 1999, 141). Comme Quinlivan le révèle, les autocrates mettent en place des unités de sécurité , comme la gendarmerie ou une garde présidentielle, afin d’augmenter le coût potentiel des coups d’états en termes de pertes potentielles et résistance des ennemis (Quinlivan 1999, 141). En identifiant la présence de forces paramilitaires, on peut ainsi identifier les forces armées où on peut retrouver des militaires qui pourraient potentiellement s’allier avec un mouvement prodémocratique.

ÉTUDES DE CAS

Je teste cette supposition avec deux cas africains, soit le Bénin et le Togo. Les deux États étaient dirigés par des officiers qui ont établi des régimes à parti unique au Bénin de 1972 à 1989 et au Togo de 1967 à 2005 (Seely 2001, 57,8). Les deux pays ont connu des tensions sur des bases régionales, entre les régions du nord et du sud (Decalo 1973; Horowitz 1985, 459). Les deux pays furent secoués par des grèves massives et des campagnes prodémocraties entre 1989 et 1992. Cependant, alors que l’armée béninoise s’est prononcée en faveur du mouvement de démocratisation, l’armée togolaise a mis fin à l’expérience démocratique togolaise par la force en 1992 (Naumann 1994, 117-25; Heilbrunn et Toulabor 1995, 93). Dans les deux cas, des rumeurs de militaires prêts à combattre le régime circulaient durant la période de crise du régime (Allen 1992; Huband 1991).

Outre cela, les forces armées des deux pays avaient, somme toute, bien peu en commun. Toulabor avance que l’armée togolaise est une armée mono-ethnique, composée à 80 % de Kabyés (Toulabor 2005). Les statistiques officielles togolaises sur les forces, du moins pour les années 1970-1980, sont inexistantes comme Toulabor lui-même l’admet. Au Bénin, bien que l’armée en 1960 était composé en majorité de Fon, les groupes du nord représentait un peu plus de la majorité des officiers à la fin des années 1980 (Decalo 1990, 114). Grâce aux rapports de The Military Balance, nous avons par contre des données sur la taille des forces armées et des groupes paramilitaires. Le graphique suivant montre la proportion des groupes paramilitaires dans les forces de sécurité des deux pays.

CONCLUSION

Quoique les données sur les groupes paramilitaires ne représentent pas les dynamiques intraarmées, elles peuvent être efficacement utilisées comme indicateur de la confiance qu’ont les leaders envers les forces armées. Dans le cas togolais, on note que Éyadéma n’a pas ressenti le besoin de mettre en place des mesures de contrepouvoir contre une armée sur laquelle il estimait avoir un contrôle. Au Bénin voisin, cependant, Kérékou et son gouvernement ont ressenti le besoin de diminuer l’influence des forces armées; cela indique que Kérékou et le reste de l’état-major béninois reconnaissaient la présence de rivaux puissants à l’intérieur de l’armée. Dans les deux cas, ce degré de confiance semble avoir été fondé puisque l’armée togolaise, mais pas l’armée béninoise, a supporté le maintien du statu quo.

Des recherches futures devraient donc prendre en compte l’importance relative des forces paramilitaires comme indicateur de la loyauté des forces armées dans les dictatures. Dans des États où les forces paramilitaires gagnent en importance, il est plus que probable qu’il existe des tensions entre des franges des forces armées et le gouvernement. Identifier la présence, ou l’absence, de ces cliques d’officiers non loyaux nous permettra de mieux prédire l’action des forces armées en période de crise dans les différents pays.

OUVRAGES CITÉS

  • Allen, Chris. 1992. «Restructuring an authoritarian state:‘democratic renewal’in Benin.» Review of African Political Economy 19 (54): 42-58.
  • Banégas, R. 2003. La démocratie à pas de caméléon: transition et imaginaires politiques au Bénin. Paris: Karthala.
  • Bratton, M. et N. Van de Walle. 1997. Democratic Experiments in Africa: Regime Transitions in Comparative Perspective. Cambridge: Cambridge University Press.
  • Brooks, R. 1998. Political-Military Relations and the Stability of Arab Regimes. London: Oxford University Press.
  • Bunce, V. 2003. «Rethinking Recent Democratization.» World politics 55 (2): 167-92.
  • Decalo, S. 1990. Coups and Army Rule in Africa : Studies in Military Style. New Haven: Yale University Press.
  • Decalo, Samuel. 1973. «Regionalism, Politics, and the Military in Dahomey.» The Journal of Developing Areas 7 (3): 449-78.
  • Heilbrunn, J.R. 1994. Authority, property, and politics in Benin and Togo. Political Science. University of California, Los Angeles.
  • Heilbrunn, J.R. et C. Toulabor. 1995. «Une si petite démocratisation pour le Togo….» Politique africaine (58): 85-100.
  • Honna, J. 2003. Military politics and Democratization in Indonesia. New York: RoutledgeCurzon.
  • Horowitz, D.L. 1985. Ethnic groups in conflict. Vol. 387: Univ of California Pr.
  • Huband, M. 1991. «The Iron Hand Rusts.» Africa Report (Paris, France), November 1st: 18-20.
  • Lee, T. 2005. «Military Cohesion and Regime Maintenance Explaining the Role of the Military in 1989 China and 1998 Indonesia.» Armed Forces & Society 32 (1): 80-104.
  • McGowan, P.J. 2003. «African Military Coups d’état, 1956–2001: Frequency, Trends and Distribution.» The Journal of Modern African Studies 41 (03): 339-70.
  • Naumann, Fondation Friedrich. 1994. Les Actes de la Conférence Nationale (Cotonou, du 19 au 28 février 1990). Cotonou, Bénin: ONEPI.
  • Powell, J.M. et C.L. Thyne. 2011. «Global instances of coups from 1950 to 2010 A new dataset.» Journal of Peace Research 48 (2): 249-59.
  • Quinlivan, J.T. 1999. «Coup-proofing: Its practice and consequences in the Middle East.» International Security 24 (2): 131-65.
  • Reny, M.E. 2011. «Authoritarianism as a Research Constraint for Political Scientists in the Field ? The Case of China.» Comparative Democratization Newsletter (American Political Science Association) 9 (2): 2; 14-6.
  • Toulabor, C.M. 2005. «Togo: Les forces armées togolaises et le dispositif sécuritaire de contrôle (1&2).» CEAN & Sciences-Po 7 (10): 2005.

Ce contenu a été mis à jour le 3 juin 2023 à 16h09.