La nation arc-en-ciel divisée : l’émergence des « groupes minoritaires » comme nouvelle catégorie identitaire en Afrique du Sud

Note n° 3, Joanie Thibault-Couture, Septembre 2014

La nation arc-en-ciel divisée : l’émergence des « groupes minoritaires » comme nouvelle catégorie identitaire en Afrique du Sud

Joanie Thibault-Couture, Candidate au doctorat, Département de Science Politique

Pendant plus de quarante ans, le régime de l’apartheid a sévi en Afrique du Sud, sous la gouverne du Parti national (NP). Le parti ethnique afrikaner a dominé le pouvoir politique en appliquant ses politiques racistes de « développement séparé ». Les individus issus des catégories raciales noires, coloureds (métis) et asiatiques ont été privés de leurs droits fondamentaux par la minorité blanche. Avec l’affaiblissement du régime de l’apartheid dans les années 1980, une transition démocratique s’enclenche en 1990. Les négociations opposant plusieurs interlocuteurs, dont les deux principaux, le Congrès national africain (ANC) et le NP, culminent en l’organisation des premières élections démocratiques multiraciales le 27 avril 1994. L’ANC sort victorieux et gouvernera durant les deux décennies suivantes. Par ces élections historiques, les rapports de force politiques ont subi une transformation majeure : pour la première fois dans son histoire, le pays est dirigé par un parti qui puise son soutien électoral de la majorité noire-africaine qui compte pour 79 % de la population totale (Statistics South Africa 2011).

Dans cette « nouvelle Afrique du Sud », démocratique, où la minorité afrikaner a perdu sa domination politique au profit de la majorité, comment se réarticulent les clivages identitaires ? Les identités raciales sont-elles toujours significatives ? Ce qui est observé est une modification des clivages autour de concepts ne mobilisant pas, a priori, les identités raciales. Le concept « des groupes minoritaires » est apparu dans la période postapartheid. Lors des négociations multipartites, le NP et d’autres partis afrikaners ont mobilisé la catégorie des minorités et elle s’est par la suite implantée dans le discours identitaire. Ces « groupes minoritaires » constituent une nouvelle catégorie identitaire, instrumentalisée dans le but de préserver les intérêts du groupe et de ces composantes, par rapport à la majorité. Les clivages postapartheid sont donc structurés à partir de deux pôles antagonistes : « la majorité » et « les minorités ». La perspective théorique développée par Rogers Brubaker (1994, 2006) propose une analyse où l’identité est contingente et construite par des entrepreneurs identitaires. Plutôt que d’appréhender l’identité de manière substantive, elle est comprise comme une catégorie pratique, mobilisée par les élites identitaires « pour obtenir davantage de pouvoir politique et économique, pour leurs groupes et pour eux-mêmes » (Brass 1991 : 8). D’après cette perspective, il est entendu que des catégories identitaires, adaptées au contexte sud-africain, structurent les « nouvelles dynamiques politiques », dans l’objectif de mobiliser l’identité à des fins politiques.

L’ANC, identifié comme le principal représentant de la majorité, propose un projet de nation-building, informé par ses orientations idéologiques. Lors de sa formation en 1912, le mouvement a toujours milité pour la création « d’une Afrique du Sud non raciale, non ethnique, non sexiste et démocratique, où chaque personne a droit à une voix » (ANC 2012), dans l’optique de la libération des individus opprimés par le régime de l’apartheid. Suite aux élections de 1994, le parti vise la réconciliation nationale, où la diversité est célébrée, mais non politisée (Welsh 1996). Les valeurs démocratiques et la culture des droits individuels sont priorisées, en avant des droits collectifs. Le parti a aussi instauré des mesures de discrimination positive pour intégrer la majorité noire-africaine au marché de l’emploi qualifié, pour enrayer les inégalités économiques héritées de l’apartheid. Pour l’ANC, la libération de l’Afrique du Sud ne pourra être complète sans l’égalité économique, conjuguée à l’égalité politique (ANC 1997). L’engouement gouvernemental pour des politiques publiques d’emporwement de la majorité noire-africaine, conjugué à la réticence du parti à soutenir les particularismes identitaires, stimule la mobilisation des minorités.

Les frontières définissant les limites de ce qui est entendu par « minorités » ne sont pas clairement établies. Les limites sont variables, selon l’interlocuteur et vont de tous ceux qui peuvent être discriminé négativement dans le cadre les politiques d’affirmative action à un groupe plus restreint, formé par les Afrikaans-speakers (Giliomee 2003). Ce qui est observé est une mobilisation envers la protection des minorités, orchestrée par des élites issues de la communauté dont la langue maternelle est l’afrikaans, soit les Afrikaners, les Coloureds et les Khoisans (autochtones). Dans cette perspective, la catégorie pratique « minorités » permet de créer un réseau entre les organisations de ces différents groupes ethniques, mobilisés autour d’un enjeu rassembleur et d’augmenter le poids démographique de leurs actions quant à « la majorité ». Le réseau interracial appuie ses actions dans les outils constitutionnels de protection des droits des communautés culturelles stipulés dans la Constitution de 1996 et dans le droit international. La catégorie pratique des minorités favorise du même coup la restructuration du discours identitaire et des stratégies nationalistes propres à chacune des composantes. Les revendications pour l’autodétermination, la protection des intérêts économiques, la reconnaissance des particularités ainsi que l’opposition face aux politiques gouvernementales agissent comme catalyseur de l’identité ethnique. Bref, la réarticulation des clivages identitaires autour de la majorité et des groupes minoritaires a engendré des opportunités de restructuration des mouvements nationalistes.

En conclusion, les luttes identitaires de l’Afrique du Sud postapartheid nous montrent que le nation-building est contesté. Les clivages opposent deux visions : celle dite de la majorité, provenant des stratégies nationalistes de l’ANC visant l’individualité et l’uniformisation de la société et celle des minorités, soutenues par une volonté de préservation des particularités identitaires et d’autodétermination. Bien que les identités raciales ne soient pas au centre de cette catégorisation, elles informent la mobilisation. De plus, les quotas en matière d’emploi, plutôt que de favoriser la réconciliation nationale par l’égalisation des conditions économiques, alimentent les divisions sur une base raciale. La construction de la nation arc-en-ciel sud-africaine est toujours un défi majeur dans un contexte où le pays vise à devenir un leader continental et mondial.

BIBLIOGRAPHIE

ANC. 1997. 50th National Conference : Strategy and Tactics – as amended by conference. En ligne. (http://www.anc.org.za/show.php?id=2424), consulté le 19 septembre 2014.

ANC. 2012. African National Congress Constitution. En ligne En ligne. (http://www.anc.org.za/show.php?id=10177), consulté le 4 décembre 2013.

BRASS, P. 1991. Ethnicity and Nationalism: Theory and Comparison. New Delhi, Newbury Park; Sage.

BRUBAKER, R. 1994. « Rethinking Nationhood: Nation as Institutionalized Form, Practical Category, Contingent Event ». Contention, vol. 4 (1), p. 3–14.

_. 2006. Ethnicity without Groups, Cambridge, Londres; Harvard University Press.

GILIOMEE, H. 2003. The Afrikaners. Biography of a People. Cape Town, Charlottesville; Tafelberg, University of Virginia Press.

STATISTICS SOUTH AFRICA. 2011. Census 2011. Highlights of Key Results. Pretoria ; Statistics South Africa

WELSH, D. 1996. « Ethnicity in sub-Saharan Africa ». International Affairs, vol. 72 (3), p. 477-491.

Ce contenu a été mis à jour le 3 juin 2023 à 16h09.