Émergence en dépit d’immenses défis internes : L’Afrique du Sud vingt ans après la fin de l’apartheid

Note n° 4, Moda Dieng, Novembre 2014

Émergence en dépit d’immenses défis internes : L’Afrique du Sud vingt ans après la fin de l’apartheid

Moda Dieng, Professeur invité, Département de science politique, Université de Montréal

L’année 2014 correspond au 20e anniversaire de la fin de l’apartheid en Afrique du Sud. Depuis 1994, ce pays expérimente la démocratie. Cinq élections générales y ont été tenues. Celles qui ont permis la reconduction en 2014 de Jacob Zuma à la présidence, sont intervenues quelques mois seulement après la mort de Nelson Mandela (5 décembre 2013), l’un des principaux artisans de la nouvelle Afrique du Sud. Où en est-on aujourd’hui avec les problèmes laissés par l’apartheid ? On a beaucoup parlé de la réussite de la transition de ce pays, membre du BRICs et une des principales puissances émergentes en Afrique. Les succès de l’Afrique du Sud peuvent-ils se limiter uniquement à la consolidation démocratique ? Est-il possible de poursuivre l’émergence de ce pays sans résoudre certaines contradictions internes ?

Sous Mandela, l’Afrique du Sud faisait face à de nombreux défis hérités de l’apartheid : exclusion, inégalités, chômage, pauvreté, déficit de logements et de services sociaux, etc. C’est dans ce contexte que le pays devait mener à bien la réconciliation et la reconstruction. En 1994, par l’intermédiaire de Nelson Mandela, l’Afrique du Sud avait pris l’engagement de « libérer le peuple sud-africain de la pauvreté, de la souffrance et de la discrimination, par la réconciliation et la création d’emplois ». Cela devait s’opérer dans une « société où tous les Sud-Africains, Noirs et Blancs, pourront marcher la tête haute, sans peur ». Qu’en est-il aujourd’hui ?

L’Afrique du Sud a connu trois cents ans de colonisation et plus de quarante de ségrégation raciale. L’on reconnaît que c’est une véritable épreuve de devoir surmonter les nombreux défis posés par des problèmes aussi lointains et enracinés que les systèmes (antérieurs) d’exclusion qui les ont cultivés et soigneusement entretenus.

Le défi de l’approfondissement des avancées démocratiques

Quatre chefs d’État se sont succédé en Afrique du Sud depuis 1994 : Nelson Mandela (9 mai 1994-14 juin 1999), Thabo Mbeki (14 juin 1999-25 septembre 2008), Kgalema Motlanthe (25 septembre 2008-9 mai 2009) et Jacob Zuma (depuis mai 2009). Durant la même période, beaucoup d’autres pays africains comme le Cameroun, la Gambie, l’Ouganda, l’Angola, ou encore le Rwanda, n’ont connu qu’un seul président. L’Afrique du Sud post-apartheid est communément connue sous le nom de « nation arc-en-ciel », puisqu’elle abrite l’un des mélanges ethniques les plus hétéroclites d’Afrique. Les droits et libertés des Sud-Africains sont sans commune mesure aujourd’hui avec ceux dont ils disposaient avant 1994. L’Afrique du Sud dispose de la Constitution la plus progressiste au monde et d’institutions démocratiques établies, en dépit de la domination de l’ANC (Congrès national africain), parti au pouvoir jamais testé en position de défaite électorale depuis 1994. En matière de démocratie, elle occupe, en 2014, la troisième place dans l’Index de la Fondation Ibrahim – le principal organisme africain qui mesure la gouvernance démocratique sur le continent, figurant ainsi parmi les pays africains en tête de peloton dans ce domaine.

Mais les Sud-Africains ont-ils tous la même perception en ce qui concerne les avancées de la démocratie ? Selon Brand South Africa, l’organisme public sud-africain qui veille à la réputation du pays à l’extérieur, « 60 % d’Indiens considèrent qu’ils ont ‘‘très peu’’ bénéficié de la démocratie, alors que 52 % des Noirs affirment en avoir ‘‘beaucoup’’ bénéficié ». Le fait que certains groupes éprouvent plus de satisfaction que d’autres en matière de droit et de liberté, montre qu’il y a bien des inégalités dans ces domaines, lesquelles ont pourtant été un des traits saillants de l’apartheid.

Le défi de la répartition des richesses

Globalement, l’image de l’Afrique du Sud semble bien meilleure que la réalité. Certes, la participation des Noirs à l’économie a augmenté et plus de personnes ont accès aux logements, à l’éducation et à la santé. Des centaines de milliers de Noirs et autres communautés (Indiens, métis, etc.) désœuvrés au temps de l’apartheid et qui ne comptaient pas dans les statistiques d’emploi ont réussi leur insertion professionnelle ; ce qui était impossible avant. La classe moyenne au sein de cette même population s’est élargie, passée de 7 % en 1993 à 14 % en 2008. Le taux de représentation des Noirs et des femmes dans les postes de direction était de 10 % dans les années 1990 ; il se situe aujourd’hui au-dessus de 40 %. Mais cela se réalise dans un pays qui, tout comme les autres puissances émergentes, doit composer davantage avec des inégalités croissantes. Celles constatées en Afrique du Sud ont une réalité encore plus dure, dans la mesure où elles excèdent les inégalités déplorées à la fin de l’apartheid. Environ 20 % de la population sud-africaine détient 80 % de la richesse nationale. Beaucoup trop de gens sont également au chômage. En effet, le taux de chômage n’a pas cessé d’augmenter ces dernières années. Il est de 29 % chez les Noirs et de 7,5 % chez les Blancs. De plus, les perspectives économiques ne sont pas assez bonnes pour pouvoir y remédier. Au moment où le reste de l’Afrique réalise une croissance moyenne de 5,6 % par an, l’Afrique du Sud, elle, semble s’endormir, avec un taux de croissance de 1,4 % en 2014.

Tout comme le Zimbabwe, l’Afrique du Sud fait également face à l’épineuse problématique de la répartition des terres. À y regarder de plus près, l’on constate que la question n’est pas mieux gérée qu’au Zimbabwe. Pourtant, en 1994, un programme de répartition prévoyait le transfert, sur cinq ans, de 30 % de terres détenues par des Blancs à 600 000 fermiers africains. Mais l’objectif est loin d’être atteint. En 2012, seulement 3,6 % des terres ont été confiées à des exploitants noirs. Cet état de fait est problématique, quand on sait que les velléités d’ébranler cette donne à la manière zimbabwéenne ne manquent pas à l’intérieur de la société sud-africaine. D’ailleurs, c’est ce qui fait l’attrait des arguments de Julius Malema et de son parti, Economic Freedom Fighters (EFF). Louant la façon dont le régime de Robert Mugabe a mené les « réformes agraires », ils militent en faveur de « l’expropriation des terres, sans compensation en vue d’une redistribution équitable ».

Le défi de la sécurité humaine

L’Afrique du Sud a réussi sa transition politique et est présentée comme modèle de démocratie institutionnelle. Mais l’envers du décor est moins reluisant. Par exemple, du fait de la violence, la vie quotidienne de beaucoup de Sud-Africains s’avère un véritable cauchemar. Ceux qui en ont les moyens font recours à des compagnies privées de sécurité. En 2010, pas moins de 7 500 entreprises de sécurité ont offert des services d’intervention en Afrique du Sud. La police nationale, lorsqu’il lui arrive d’intervenir, verse parfois dans des dérives. Son dernier plus grand forfait remonte au 16 août 2012, lorsqu’elle a tué, à Marikana, 34 employés de la compagnie minière britannique Lonmin. Rien d’étonnant de voir l’Afrique du Sud occuper, en matière de sécurité individuelle à l’échelle africaine, la 42e place (sur 52), derrière des pays comme le Congo, la Gambie, la Guinée équatoriale, ou encore le Liberia. Aucune catégorie sociale ou génération n’est à l’abri de l’insécurité. Par exemples, entre 2012 et 2013, 827 enfants ont été assassinés en Afrique du Sud – soit au moins deux meurtres par jour ; 2 266 femmes et 13 123 hommes ont connu le même sort dans la même période. Cette situation fragilise les acquis de la transition. En effet, la gravité de l’insécurité soumet à rude épreuve la nation arc-en-ciel, menace les espoirs nourris par la démocratisation et affecte l’image du pays.

Toujours en matière d’insécurité, on peut rappeler le statut de l’Afrique du Sud, le plus grand consommateur de drogue en Afrique, devenue une plaque tournante du trafic de stupéfiants en Afrique australe. Johannesburg, le « New York africain » pour reprendre l’expression d’Elling Tjønneland, s’est ainsi imposé comme le Rio de Janeiro de la région de par la violence et sa place importante dans le trafic de drogue. La faiblesse de l’Afrique du Sud se manifeste également à travers le VIH-sida, puisqu’elle enregistre le plus grand nombre de personnes infectées en Afrique. En 2012, le nombre de séropositifs était estimé à 6,4 millions, soit 12,2 % de la population sud-africaine. La société et l’économie du pays ne pourront sortir indemnes de ce fléau.

Le défi de la gouvernance

L’Afrique du Sud est présentée comme un modèle de transition démocratique ? Qu’en est-il en matière de gouvernance ? Le pays peut-il être élevé en modèle dans ce domaine? La réponse semble devoir être négative. En effet, la gouvernance n’a jamais été aussi problématique dans ce pays, même après le réajustement des fondements idéologiques de la politique nationale et étrangère autour de l’Ubuntu, qui provient du Zoulou, le groupe ethnolinguistique majoritaire du pays. Un Sud-Africain avec un esprit Ubuntu serait quelqu’un de vertueux, avec un certain nombre de caractéristiques comme l’humilité et la sagesse. Jacob Zuma, l’actuel Président sud-africain, répond-t-il à ces critères ? Impliqué en 2005 dans le plus grand scandale de corruption qu’a connu l’Afrique du Sud post-apartheid (Arms Deal Scandal), l’homme est, depuis 2013, mis en cause pour avoir utilisé 246 millions de rands (22 millions de dollars US) pour la sécurité de sa résidence privée à Nkandla, dans le KwaZulu-Natal. Ce qui fait de l’homme le leader de l’ANC le plus impliqué dans des affaires de corruption, de népotisme, mais aussi de mœurs durant les 102 ans d’existence du mouvement. Il fournit, par la même occasion, un indicateur, parmi d’autres, de la difficulté de la nouvelle Afrique du Sud à opérer une rupture avec l’impunité, qui a été une des principales caractéristiques du régime d’apartheid.

Conclusion

L’Afrique du Sud a réalisé d’énormes progrès depuis 1994, cela ne fait aucun doute. Mais davantage d’efforts doivent être fournis dans la lutte contre le VIH-sida, la violence, la corruption, le chômage, les inégalités et l’exclusion. L’ampleur de ces problèmes montre à quel point le projet de création d’une meilleure Afrique du Sud mis en branle depuis 1994 est difficile à réaliser. Leurs persistances risquent de compromettre la capacité de ce pays à assurer la pérennité des droits politiques et à contribuer de manière significative à l’émergence d’une Afrique meilleure.

Ce contenu a été mis à jour le 3 juin 2023 à 16h08.