Violence et résilience de l’autoritarisme au Soudan: l’impact de la coopération Sud-Sud

Note n° 5, Anne-Laure Mahé, Décembre 2014

Violence et résilience de l’autoritarisme au Soudan : l’impact de la coopération Sud-Sud

Anne-Laure Mahé, candidate au doctorat, Département de science politique

L’émergence de la Chine comme puissance mondiale de premier plan ainsi que le développement de ses relations avec de nombreux autres pays issus du « Sud » suscite depuis quelques années un débat autour de l’existence d’une politique de « promotion de l’autoritarisme». Pour certains auteurs, si les relations avec la Chine renforcent l’autoritarisme chez ses partenaires, il s’agit moins d’une politique intentionnelle et active que d’une conséquence non voulue du développement des échanges. Pour d’autres, la question est moins de savoir si cette promotion de l’autoritarisme existe que d’explorer comment ces échanges peuvent effectivement influencer le type de régime du pays récepteur. L’analyse de deux projets de développement au Soudan, financés en particulier par la Chine et les pays du Golfe, permet de voir que le développement des échanges avec ces partenaires contribue effectivement à entretenir un système de gouvernance autoritaire fondé sur le clientélisme et la violence.

Le projet Merowe

Le barrage de Merowe, situé sur le Nil au Nord du pays, à 350 km au Nord de Khartoum, est un projet d’un montant de 1,2 billions de dollars américains dont la construction a débuté en 2004. Il est majoritairement financé et mis en oeuvre par des compagnies chinoises. Ce projet a été l’occasion de perpétuer les réseaux clientélistes du régime à travers l’allocation de contrats à des entreprises soudanaises dirigées par des proches du pouvoir. Le frère du président Omar el-Béchir – au pouvoir depuis 1989- contrôle le marché du ciment et a fourni le matériel pour la construction du barrage, au moment même où el-Béchir était à la tête du comité chargé de superviser le déroulement du projet. La violence a quant à elle marqué le projet depuis ses débuts, avec le déplacement de 55 000 à 70 000 personnes. Ces déplacés devaient recevoir des compensations financières et être réinstallés sur des terrains tout aussi exploitables que ceux qu’ils laissaient derrière eux. Ils devaient également obtenir de nouvelles maisons et l’accès à des services comme l’eau et l’électricité. Bien entendu, la plupart des promesses n’ont pas été remplies et selon certaines sources, la pauvreté dans ces zones de relocalisation serait passée de 10 à 65% en deux ans. Cette situation a provoqué de nombreux mouvements de protestation, dont toutes les demandes ont été violemment réprimées. Ainsi, en avril 2006, la milice chargée de protéger le site du barrage, équipée de mitrailleuses et d’artillerie lourde, a attaqué les membres de la communauté Amri qui s’étaient réunis dans une école pour débattre de leur stratégie pour lutter contre les autorités du barrage qui planifiaient de les déplacer de force dans le désert. L’attaque a fait trois morts et plus de 50 blessés. En 2007, deux leaders de la communauté ont été tués par le personnel de sécurité du barrage pendant des manifestations. La situation était telle que le rapporteur spécial des Nations Unies sur les droits au logement a exprimé la même année ses inquiétudes concernant les violations de droits civils et politiques qui prenaient place autour du projet. Pour une partie de la population, le fait qu’il ait été nécessaire de mettre en place une milice privée pour protéger le site du projet est symptomatique d’un régime dont les plans de développement ne profitent pas à la majorité, ce qui conduit in fine à une militarisation des projets face à une contestation qui pourrait prendre des formes violentes. Ce processus est identique à la politique mise en place depuis les années 1990 pour développer l’exploitation du pétrole au Soudan.

Le projet Gezira

Le projet Gezira est un projet de développement situé près de Khartoum dont les origines remontent à la colonisation britannique, mais que le gouvernement a relancé en particulier depuis 2005, date à laquelle l’Accord de Paix Global est signé avec la rébellion sudiste. Cet accord prévoyait la tenue du référendum sur l’autodétermination qui aboutit en 2011 à l’indépendance du Sud-Soudan. Il ouvrait donc la possibilité d’une séparation avec le Sud, qui était la zone du pays qui concentrait les réserves pétrolières. Cette volonté de relancer un projet agricole se situe donc dans un contexte où le régime doit trouver une nouvelle source de rentes, et le projet Gezira va être en effet l’occasion de créer de nouveaux biens à échanger dans le cadre des relations clientélistes.

Étant donné que le développement de l’agriculture soudanaise nécessite de gros investissements, le régime a cherché à attirer les capitaux étrangers. Ce sont les pays du Golfe, mais également l’Égypte et la Jordanie, qui se sont montrés intéressés. Leurs investissements dans le secteur de l’agriculture au Soudan font partie de politiques plus larges de recherche de la sécurité alimentaire. Plus de 1,5 hectares de terre ont donc été loués par des entreprises issues de ces États et soutenues par leurs gouvernements respectifs, un mouvement de telle ampleur que certains parlent du développement d’une véritable « industrie des baux ». Cela est rendu possible par la législation soudanaise. En effet, depuis 1970, toutes les terres non enregistrées (soit 90% des terres du pays) sont considérées comme étant la propriété du gouvernement. Les systèmes coutumiers de propriété ne sont pas formellement reconnus par le gouvernement. Cette législation permet au gouvernement de vendre et louer les terres sans consulter les communautés locales et en évinçant ceux qui les occupent. Elles sont alors revendues à des intérêts privés qui sont soit liés au régime, soit à ces investisseurs internationaux. C’est dont à un véritable processus de privatisation des terres que l’on assiste aujourd’hui dans la zone du projet Gezira, comme ailleurs au Soudan. En 2005, le gouvernement a par exemple introduit une loi nationalisant la propriété des terres de Gezira et a promis en retour de compenser les fermiers. Non seulement cela n’a pas été fait, mais en outre cette nationalisation n’était que la première étape du processus de privatisation.

De nombreux membres de l’élite ont tiré profit de ce processus. Le ministre de l’agriculture s’est par exemple joint à un investisseur jordanien pour mettre en place une entreprise agricole dans le secteur de Gezira. Ce qui est produit est ensuite vendu exclusivement à l’international, car c’est sur ces marchés que l’entreprise pourra faire le plus de bénéfices. En 2009, selon la Sudan Human Rights Organization – Cairo, le gouverneur de l’État de Gezira, un proche du ministre de l’agriculture et un ancien ministre de l’intérieur, a lancé un assaut conjoint de la police, de l’armée et des milices du parti présidentiel sur les marchés de Medani, la capitale de l’état, terrorisant la population. Or, ce sont en particulier les familles des fermiers pauvres qui tiennent des échoppes sur ce marché. Cette opération visait clairement à répandre la terreur parmi les fermiers afin de les forcer à quitter des terres qui pourront ensuite être revendues. Cet exemple témoigne bien de la relation entre clientélisme et usage de la violence: l’un ne fonctionne pas sans l’autre. L’appareil de sécurité est mis à contribution pour faire fonctionner un système clientéliste qui se nourrit de projets de développement financés par des partenaires étrangers.

Les projets de développement sont donc des espaces et des moments dans lesquels on peut observer la conjonction de trois variables contribuant au maintien du régime autoritaire – clientélisme, usage de la violence et afflux de financement international- et la façon dont elles vont faire système et se renforcer mutuellement. L’afflux de financement permet de redynamiser un système clientéliste qui ne fonctionne pas sans le recours à la répression. Celle-ci est elle-même financée en large partie par des acteurs étrangers, les bénéfices des échanges étant réinvestis dans l’appareil de sécurité. Il existe en outre des échanges explicitement militaires : l’Iran est le principal fournisseur d’arme du Soudan. Les projets mis en place produisent par ailleurs nécessairement de la violence, car ils ne bénéficient pas à la population dans son ensemble, ce qui nécessite de réprimer davantage afin de s’assurer de leur mise en œuvre. En effet, des échecs pourraient dissuader les futurs investisseurs potentiels. Pour terminer, il convient de signaler que davantage de recherches sont nécessaires afin de déterminer si les projets financés et mis en œuvre par des entreprises et États occidentaux et démocratiques impliquent les mêmes processus. La possibilité est forte, en particulier lorsque l’on sait que le projet de Merowe engageait également des intérêts allemands et français…

Ce contenu a été mis à jour le 3 juin 2023 à 16h08.