Démocratie en Afrique de l’Ouest : l’exception sénégalaise
Démocratie en Afrique de l’Ouest : l’exception sénégalaise
Julio César Dongmo, Université de Montréal
La dernière élection présidentielle sénégalaise, en mars, a démenti la récente tendance des pays d’Afrique de l’Ouest : après une série de huit coups d’État en trois ans dans cette région, le Sénégal s’est imposé en modèle démocratique avec l’élection de Bassirou Diomaye Faye comme cinquième président.
La victoire du nouveau président, qui n’avait jamais exercé un mandat électif et était encore prisonnier dix jours avant sa victoire, a par ailleurs été concédée avant même la proclamation officielle des résultats de l’élection.
Dans le cadre de mes recherches doctorales à l’Université de Montréal, je m’intéresse aux causes institutionnelles de la violence électorale en Côte d’Ivoire et au Sénégal.
Il m’apparait qu’en élisant un partisan de la rupture dès le premier tour, les Sénégalais, et plus particulièrement les jeunes désoeuvrés, ont manifesté une grande volonté de changement. Une fois de plus, ils ont surtout apporté la preuve que la démocratie électorale sénégalaise n’était pas en panne, et qu’elle est leur mécanisme de sanction positive ou négative des dirigeants politiques.
Trente ans de démocratie électorale
Le paysage politique sénégalais connaît en réalité un important « vent de démocratisation » depuis le début des années 1990. En trente ans, le pays a connu trois alternances politiques, signe qu’aucun parti n’a de mainmise sur le pouvoir.
L’opposant Abdoulaye Wade avait battu le titulaire sortant Abdou Diouf en 2000, avant d’être battu à son tour en 2012 par Macky Sall. Avec la victoire de Bassirou Diomaye Faye, on assiste donc à une troisième alternance démocratique.
Aussi, pour la première fois depuis l’avènement de la démocratie au Sénégal, le président sortant n’était pas candidat à sa propre succession.
Consolidation de la démocratie
Le scrutin du 24 mars me parait consolider la démocratie sénégalaise pour trois raisons.
En réalisant sa troisième alternance au pouvoir en trois décennies, le Sénégal a largement réussi le « two turnovers test » suggéré par le politologue américain Samuel Huntington. Selon ce dernier, une démocratie est considérée comme consolidée lorsqu’elle a connu deux alternances démocratiques depuis l’organisation des élections fondatrices ou des premières élections libres.
Ensuite, le pays a jusqu’ici réussi « le test de crises ». En effet, il a fait l’objet de nombreux chocs politiques conjoncturels sans toutefois succomber à la tentation de la restauration autoritaire.
Je pense ici, par exemple, à la vague de contestations contre la candidature d’Abdoulaye Wade en 2012, laquelle s’est soldée, à défaut d’avoir pu être empêchée, par sa sanction dans les urnes au profit de Macky Sall.
Enfin, comme le montrent les données de l’Afrobaromètre, les Sénégalais sont profondément attachés à l’ordre institutionnel démocratique. Ils ont très souvent sanctionné les présidents dont certaines décisions concouraient à le remettre en question, tels Abdoulaye Wade en 2012 ou Macky Sall plus récemment.
Rappelons en effet que Sall, lui-même forcé de renoncer à être candidat en raison d’une forte pression politique interne, avait imposé Amadou Bâ pour lui succéder à la coalition « Benno bokk yakaar ». La défaite du candidat Bâ aux dernières élections peut servir d’indicateur quant à la désapprobation populaire d’une telle imposition, sans parler de la contestation qu’ont suscitée les efforts du Président sortant afin d’écarter des opposants comme Ousmane Sonko.
Une crise préélectorale, deux dynamiques
Le dénouement heureux de l’élection, lié notamment à son organisation et à sa gestion sans incidents ni dysfonctionnements majeurs, ne doit cependant pas occulter le fait qu’elle a été précédée d’une crise préélectorale. Cette crise a engendré, depuis 2021, de nombreuses pertes en vies humaines, des arrestations arbitraires et des atteintes aux biens privés et publics par destruction ou par incendie. Elle a surtout été l’expression d’une bataille sociopolitique âpre entre « la politique saisie par le droit électoral » et « le droit électoral saisi par la politique ».
En effet, le droit étant une dimension de la politique, l’organisation et la gestion des élections impliquent un ensemble de règles générales, impersonnelles et contraignantes. En raison des préférences et des intérêts électoraux divergents, ces règles peuvent faire l’objet d’instrumentalisation, voire de conflit d’interprétations. On en déduit alors que « le droit électoral est saisi par la politique ».
Trois manœuvres d’instrumentalisation
Afin de s’assurer un certain contrôle du processus électoral et de maximiser ses intérêts électoraux, ou plus précisément ses chances de perpétuation, le pouvoir en place a recouru à des manœuvres d’instrumentalisation du droit électoral.
Tout d’abord, il a procédé à une mise à l’écart électoral du populaire opposant Ousmane Sonko, nommé premier ministre à la suite de la victoire de Bassirou Diomaye Faye.
Il a ensuite orchestré un report anticonstitutionnel du scrutin en abrogeant le décret de convocation du corps électoral. Ce report a été entériné par une loi adoptée à l’Assemblée nationale, laquelle a fixé la nouvelle date de l’élection au 15 décembre 2024.
Cette loi et le décret d’abrogation ont été annulés par le Conseil constitutionnel. Ce dernier a, en outre, exigé la tenue de l’élection avant le 2 avril 2024, date de fin du mandat présidentiel en cours, en raison de l’intangibilité de la durée du mandat.
Contre la décision du Conseil constitutionnel, un dialogue politique restreint initié par le pouvoir a enfin proposé la date du 2 juin 2024, suggérant ainsi de rallonger de deux mois la durée du mandat présidentiel en cours.
Ces tentatives du gouvernement d’imposer un calendrier électoral hors du cadre légal et de domestiquer le processus électoral se sont heurtées à une vive mobilisation sociopolitique.
Victoire du droit électoral
Tout compte fait, cette lutte sociopolitique a débouché sur une victoire de « la politique saisie par le droit électoral ». En effet, le scrutin s’est finalement tenu avant la fin du mandat du président sortant. L’élection sans contestation de Bassirou Diomaye Faye dès le premier tour a ouvert la voie à une prestation de serment le 2 avril 2024, date de fin de son mandat.
Cependant, cette victoire de « la politique saisie par le droit électoral » a lésé certaines dispositions de la loi électorale, en l’occurrence celles qui prévoient une campagne électorale sur 21 jours (et non 12 comme cela a été le cas), et un délai de 80 jours entre la convocation du corps électoral et la tenue de l’élection.
Le Parti démocratique sénégalais (PDS), parti du candidat recalé par le Conseil constitutionnel, Karim Wade, a tenté de s’y appuyer pour obtenir le report de l’élection. La Cour suprême l’a débouté au motif que le Conseil constitutionnel a « la plénitude de juridiction en matière électorale » et que ses décisions sont à la fois contraignantes et non susceptibles de recours.
Ainsi, dans la course contre la montre pour l’élection d’un président avant la fin du mandat en cours, tout a été fait pour que la constitution en tant que loi fondamentale soit respectée, quitte à violer certaines dispositions de la loi électorale, en l’occurrence celles qui prescrivent des délais incompatibles avec l’atteinte de cet objectif.
Cela souscrit au principe juridique selon lequel « à circonstances exceptionnelles, mesures exceptionnelles ».
Julio César Dongmo, PhD Student in Political Science, Université de Montréal
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
Ce contenu a été mis à jour le 27 octobre 2024 à 18h03.
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