Note n° 7, Julio-César Dongmo, Juillet 2023
Introduction
Initialement inculpé pour « viol » et « menace de mort », l’opposant sénégalais Ousmane Sonko a finalement été condamné le jeudi 1er juin 2023 a deux années de prison ferme pour « corruption de la jeunesse ». Les personnalités politiques telles Aminata Touré, Khalifa Sall et Barthélemy Dias ont dénoncé une « justice aux ordres » qui, dans l’incapacité de prouver de manière palpable les charges initiales, s’est réfugiée derrière une nouvelle accusation dans la seule perspective de priver M. Sonko du droit d’être candidat à la présidentielle de 2024. En guise de protestation, ses partisans se sont violemment mobilisés. En réplique, le déploiement ontologiquement répressif des forces de maintien de l’ordre et de nervis en civil a entrainé de nombreuses pertes en vies humaines. Alors que le bilan officiel fait état de 16 civils tués, l’organisation de défense des droits de l’Homme, Amnesty international, en dénombre 23. Le parti de M. Sonko, PASTEF, parle quant à lui de 30 morts.
Au cœur de la rhétorique des pourfendeurs de la décision judiciaire résidait l’idée que le Président Macky Sall fait un usage politique du droit pour se défaire de ses adversaires politiques les plus sérieux et qu’il instrumentalise la justice pour mettre ses adversaires les plus redoutables dans l’impossibilité de lui faire face lors du scrutin présidentiel[1]. Pour être en effet éligible, il faut entre autres être inscrit sur les listes électorales. Or, suivant les articles L29 et L30 de la loi no2021-35 du 23 juillet 2021 portant code électoral, la condamnation à une peine de prison de plus ou moins 03 mois sans sursis ou de 06 mois avec sursis, entraine outre une impossibilité de s’inscrire sur les listes électorales, une inéligibilité subséquente de 5 ans. Un autre visage de l’usage politique du droit contre les adversaires politiques est la mise en place de règles du jeu politique plus ou moins taillées sur mesure.
À l’analyse, tous les présidents sénégalais depuis l’indépendance, à l’exception d’Abdou Diouf[2], ont mobilisé ou tenté de mobiliser à des degrés plus ou moins différents, ces ressources de concurrence politique déloyale contre leurs adversaires. Les présidents en question sont Léopold Sédar Senghor, Abdoulaye Wade, et bien entendu, Macky Sall. Nous proposons ici d’identifier, de décrire et d’expliquer les faits saillants au fondement de ce constat.
Léopold Sédar Senghor : entre stratégie de capture de ‘‘l’ennemi interne’’ et instauration d’un système de parrainage
Le premier fait saillant sous Senghor est le conflit qui l’a opposé au Président du conseil du Sénégal Mamadou Dia. Cette crise interne à l’Union progressiste sénégalaise (UPS) était une crise de leadership entre deux hommes qui travaillaient ensemble, mais qui avaient des personnalités et des visions politiques diamétralement opposées. L’un était catholique et très proche de la France (Senghor) ; l’autre était musulman et africaniste convaincu (Dia). Ils étaient les figures d’un bicéphalisme issu du régime parlementaire en place ; lequel régime avait généré dans son fonctionnement, une tension entre le parti et l’État. Profitant de larges pouvoirs liés à son statut, M. Dia était souvent à l’origine de choix et décisions politiques qui courrouçaient le Président Senghor et la France[3]. Face à leurs désaccords et dans sa quête de l’instauration d’un régime présidentiel dans lequel il aurait les ‘‘pleins pouvoirs’’, le Président Senghor a instrumentalisé les députés acquis à sa cause. Sous la houlette de Théophile James, ils ont déposé le 14 décembre 1962, une motion de censure contre le gouvernement de M. Dia. Invoquant l’illégalité de l’initiative, ce dernier a enjoint un bataillon des forces armées d’évacuer l’Assemblée nationale le jour du vote. Dispersés, les députés se sont repliés au domicile du Président de l’Assemblée nationale, Lamine Guèye, et ont voté la motion. Dans la foulée, Senghor a réquisitionné l’armée pour sécuriser le palais présidentiel et a accusé Mamadou Dia d’avoir tenté de le déposer. Il a été arrêté le 17 décembre 1962, mis en accusation le 07 janvier 1963 par l’Assemblée nationale, et sévèrement condamné le 11 mai 1963 par la Haute Cour de Justice. Pour le libérer, Senghor exigea qu’il renonce à la politique en contrepartie. Bien qu’ayant presque perdu la vue en prison, M. Dia retorqua que la politique était pour lui un droit auquel il ne pouvait pas renoncer, quitte à ‘‘être libre en prison’’[4]. Dans ce contexte, ‘‘être diaïste était un délit sinon un crime sous le règne senghorien’’[5]. Le régime exigea de tous les cadres du parti de signer un acte d’allégeance à Senghor et tous ceux qui s’y opposaient comme Abdou Diouf, étaient mal étiquetés voire déchus de leurs responsabilités. À travers, cet acte d’allégeance, il classait, déclassait et reclassait les élites politiques.
Le second fait saillant est l’instauration dans le cadre de la présidentielle de 1963 du système de parrainage par au moins 10 députés pour être candidat. Il est évident qu’aucun candidat ne pouvait remplir cette condition, le Président de la République ayant désormais les ‘‘pleins pouvoirs’’ et les élites politiques s’étant engagées à lui être fidèles et loyales. Abdoulaye Ly ne pouvant rien faire, Senghor a été le seul candidat en lice et a été élu avec 100% de voix.
Abdoulaye Wade : de la volonté de venger le fils biologique à la tentative de neutralisation du « fils politique »
Après plusieurs années d’opposition radicale, sous Léopold Sédar Senghor puis Abdou Diouf, Abdoulaye Wade est devenu Président de la République à la suite de sa victoire à l’élection présidentielle de février-mars 2000. À l’observation de son magistère, le seul fait politique que l’on peut associer à une volonté de se servir du droit pour tenir en respect un adversaire politique, est la procédure pour ‘‘blanchiment d’argent’’ initiée contre l’actuel Président Macky Sall. En réalité, son crime était d’avoir osé, en tant que président de l’Assemblée nationale, convoquer le ‘‘ministre du ciel et de la terre’’ et fils du président de la République, Karim Wade, pour qu’il s’explique sur sa gestion des fonds alloués aux travaux de l’agence nationale de l’organisation de l’OCI (ANOCI).
Peu avant les accusations de blanchissement d’argent, il avait été contraint à quitter le perchoir de l’Assemblée nationale et dans la foulée, de renoncer à toutes les fonctions électives obtenues sous la bannière du parti au pouvoir. Il crée alors un parti d’opposition appelé Alliance pour la République (APR). Les accusations contre lui découlaient d’un communiqué du ministre de l’Intérieur dans lequel il avait affirmé être en possession d’informations sur un réseau international de dissimulation de l’argent obtenu de manière illégale. Évoquant une absence de preuves suffisantes, le procureur de la république avait classé l’affaire sans suite le 26 janvier 2009. ‘‘La politique saisie par le droit’’ avait ainsi pris le pas sur ‘‘le droit saisi par la politique’’, ce qui avait permis au ‘‘fils’’ politique devenu opposant d’être candidat à la présidentielle de 2012, et même de la remporter face à son ‘‘père’’ politique, Abdoulaye Wade.
Macky Sall : quand le « fils » s’inspire du père politique
Un autre fait marquant du magistère d’Abdoulaye Wade a été le va-et-vient constitutionnel sur la durée du mandat présidentiel. Elle a été ramenée de 7 à 5 ans en 2001 puis de 5 à 7 ans en 2008. Sa candidature controversée était d’ailleurs un corollaire de la dernière réforme. Si le président Macky Sall a ramené cette durée à 5 ans, il convient toutefois de constater que, malgré l’imbroglio induite par la candidature controversée de son prédécesseur, la réforme constitutionnelle qu’il a introduite en 2016 n’a pas réglé de manière claire et précise la question de la prise en compte ou pas du mandat en cours dans le décompte du nombre de mandats présidentiels. Ignorer cette question dans la nouvelle réforme constitutionnelle peut s’analyser comme une volonté d’entretenir le flou pour en tirer éventuellement profit[6].
Les mêmes causes produisant les mêmes effets, il n’est donc pas surprenant que ses adversaires politiques lui prêtent la volonté de briguer un troisième mandat (auquel il a finalement renoncé), et celle d’instrumentaliser la justice pour écarter ses concurrents les plus sérieux. Il est question en ce moment d’Ousmane Sonko, mais il y a eu avant lui, les cas Karim Wade et Khalifa Sall[7].
L’inéligibilité de Karim Wade date de sa condamnation le 23 mars 2015 pour ‘‘enrichissement illicite’’ par la Cour de répression de l’enrichissement illicite (CREI). Deux ans avant cette condamnation (2013), la Cour de justice de la CEDEAO avait, dans deux arrêts successifs, remis en cause la compétence matérielle de la CREI. Selon elle, en raison du statut d’ancien ministre d’État du mis en cause, c’est la Haute cour de justice qui était compétente. Dans un avis du 20 avril 2015 confirmé le 29 janvier 2016, le Groupe de travail des Nations-Unies sur la détention arbitraire avait jugé sa détention ‘‘arbitraire’’. Saisi en mai 2016, le Comité des droits de l’Homme de l’ONU a conclu dans son avis du 14 novembre 2018 qu’il n’avait pas bénéficié d’un procès équitable et a invité la justice sénégalaise à réexaminer sa déclaration de culpabilité et de condamnation[8]. Le même jour, le ministère de la justice s’est prononcé et s’est réfugié derrière le caractère non contraignant de l’avis du comité. Il ‘‘n’est pas une instance juridictionnelle mais plutôt un comité d’experts indépendants dont les décisions sont dénuées de toute force obligatoire’’, peut-on lire dans son communiqué. Lors de la présidentielle de 2019, le Conseil constitutionnel a confirmé son inéligibilité. Peu avant, le 11 janvier 2019, plusieurs éminents juristes sénégalais et français lui avaient adressé une lettre dans laquelle ils démontraient que sa candidature était valide[9].
S’agissant de Khalifa Sall, son inéligibilité remonte à sa condamnation en 2018 à 5 ans de prison pour ‘‘faux en écriture de commerce’’ et ‘‘escroquerie portant sur les derniers publics’’. Ces accusations ont été faites juste après son départ de la coalition de soutien au Président Macky Sall et l’annonce subséquente de sa candidature pour la présidentielle de 2019. Comme Karim Wade, sa candidature à cette élection a été rejetée au motif qu’il ‘‘ne peut plus se prévaloir de sa qualité d’électeur’’.
Conclusion : Ousmane Sonko sur les traces d’Abdoulaye Wade
Le premier trait commun entre les deux hommes dans leur engagement politique est leur ténacité face au pouvoir. Cette ténacité au fondement d’une opposition radicale et constante a un coût. Pour avoir accusé en tant qu’inspecteur des impôts le Président Macky Sall de ‘‘corruption’’, de ‘‘viol de la Constitution et du code pétrolier’’ dans son livre intitulé Pétrole et gaz au Sénégal, Ousmane Sonko a été radié de la fonction publique pour ‘‘manquement au devoir de réserve’’. Un autre point commun entre les deux hommes est leur capacité à capitaliser sur les déceptions de la jeunesse vis-à-vis du pouvoir. Abdoulaye Wade l’a fait sous Léopold Sédar Senghor et Abdou Diouf, Ousmane le fait sous Macky Sall.
Le récent dialogue politique organisé par le pouvoir a préconisé des réformes permettant à Karim Wade et à Khalifa Sall de se présenter à l’élection présidentielle de 2024. Le renoncement du président Macky Sall à une troisième candidature conforte la dynamique d’apaisement de la situation. Il reste à savoir si une solution politique au cas Sonkho sera trouvée et si elle pourrait mettre un terme à la tradition de neutralisation des adversaires politiques par le droit.
Notes
[1] Même si Macky Sall a finalement renoncé au troisième mandat dans son discours à la Nation sénégalaise du 03 juillet 2023, il demeure l’hypothèse qu’une éventuelle non-candidature de M. Sonko du fait de sa condamnation et au regard de sa popularité auprès des jeunes, est de nature à donner un avantage politique et électoral certain au candidat de la majorité présidentielle.
[2] L’exception ici évoquée est liée à au moins trois faits. Premièrement, il a signé l’acte de décès du multipartisme limité instauré par Senghor à travers la loi des 4 courants. En instaurant le multipartisme intégral, il a ouvert le jeu politique à certains opposants radicaux de Senghor dont il était le successeur tels que Cheikh Antar Diop. Le second fait est l’absence de poursuites judiciaires contre son opposant farouche, Abdoulaye Wade, dans le cadre de la fameuse tentative de coup d’État contre lui en marge des troubles post-électoraux de 1988. Et pourtant si l’on en croit Babacar Fall, à la lumière de témoignages contradictoires recueillis, son ombre y planait au moins implicitement (Histoire politique et électorale du Sénégal : l’éternel recommencement de 1960 à 2020, Dakar, Abis Éditions, 2020, p.47). Enfin, l’assassinat de Me Babacar Seye, Vice-président du Conseil constitutionnel dans la foulée des législatives de 1993 n’a pas servi de prétexte pour se débarrasser de lui. Initialement accusé d’être le commanditaire et arrêté ainsi que d’autres cadres de son parti, il a été relâché faute de preuves. Cela a peut-être aussi été fait au nom de l’intérêt supérieur de l’État au regard du poids politique de l’homme et des risques de troubles graves à l’ordre public liés à son éventuelle condamnation.
[3] À titre illustratif, alors que le Président Senghor soutenait le ‘‘oui’’ au référendum d’intégration dans la communauté française initié par le Général De Gaulle, il était un partisan du ‘‘non’’.
[4] Mamadou Dia cité par son directeur de cabinet Roland Colin dans le documentaire ‘‘Président Dia’’ d’Ousmane William Mbaye. M. Dia et tous les prisonniers politiques du pays ont finalement été libérés le 26 mars 1974.
[5] Propos tenus par Diallo Diop Blondin dans le documentaire ci-dessus évoqué.
[6] Il a néanmoins saisi le Conseil constitutionnel sur la question de savoir si la réduction de la durée du mandat présidentiel à 5 ans s’appliquait ou pas au mandat de 7 ans en cours. Celui-ci a répondu le 12 février 2016 qu’une réduction du mandat présidentiel en cours ‘‘n’est conforme ni à l’esprit de la constitution, ni à la pratique constitutionnelle’’.
[7] Les deux ont été graciés en 2016 (Karim Wade) et en 2019 (Khalifa Sall). Toutefois, c’est l’amnistie et non la grâce présidentielle qui met fin à l’inéligibilité.
[8] Laplace, Manon. 2018. ‘‘Sénégal : la condamnation de Karim Wade ‘‘doit être réexaminée’’ selon le Comité de l’ONU sur les droits de l’Homme, Jeune Afrique, en ligne. https://www.jeuneafrique.com/664980/politique/senegal-la-condamnation-de-karim-wade-doit-etre-reexaminee-selon-le-comite-de-lonu-sur-les-droits-de-lhomme/
[9] Selon eux, c’est une décision expresse de la justice subséquente à la condamnation et non une décision du ministère de l’intérieur qui doit priver de l’inscription sur les listes électorales nécessaire entre autres pour être candidat. Cf. Le Monde avec AFP. 2019. ‘‘Présidentielle au Sénégal : une élection sans Khalifa Sall ni Karim Wade, Le Monde Afrique, en ligne. https://www.lemonde.fr/afrique/article/2019/01/14/presidentielle-au-senegal-une-election-sans-khalifa-sall-ni-karim-wade_5408920_3212.html
L’auteur:
Julio-César Dongmo, candidat au doctorat, Département de science politique, UdeM
Ce contenu a été mis à jour le 13 septembre 2023 à 16h59.
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