Somaliland: Fragmentation d’un État de facto ?
Note n° 10, Brendon Novel, Mars 2024
Le 1er janvier 2024, le président somalilandais Muse Bihi Abdi et le Premier ministre éthiopien Abiy Ahmed ont conclu un « protocole d’accord » qui pourrait s’avérer historique pour l’État du Somaliland. Bien qu’officiellement considéré comme une région du nord-ouest de la Somalie, le Somaliland s’en est séparé unilatéralement après 10 ans de conflit le 18 mai 1991, date de sa déclaration d’indépendance qu’aucun pays au monde n’a encore reconnue.
Selon ce protocole, le Somaliland concéderait une bande côtière de 20 kilomètres à l’Éthiopie qui y stationnerait une force navale pour les 50 années à venir. Depuis quelques mois, Abiy Ahmed souligne en effet avec vigueur le « droit naturel » et la nécessité pour l’Éthiopie d’accéder à la mer— dont le pays est privé depuis l’indépendance de l’Érythrée en 1993[1].
En contrepartie, l’Éthiopie reconnaîtrait formellement l’indépendance du Somaliland. Tous les détails du document signé n’ont pas été révélés, mais sa transformation en un véritable accord politique serait un fait inédit pour l’État somalilandais dont l’existence de jure n’est reconnue par personne. La Somalie n’a d’ailleurs jamais accepté cette sécession, bien que le gouvernement fédéral somalien soit incapable d’y (r)établir son autorité.
L’opposition remarquée à l’accord du 1er janvier, non seulement à l’étranger mais surtout au sein même du Somaliland, questionne néanmoins la fragilité d’un pays dont l’unité semble menacée depuis sa création. Le Somaliland puise en effet son origine dans l’unité politique des clans somalis majoritaires « Isaaq » du centre du pays, si bien que l’adhésion au projet national des autres clans minoritaires présents à l’est et à l’ouest reste, depuis l’indépendance, difficile et fluctuante[2].
Front ouest : contestations dans la région de l’Awdal
Suite à la signature du protocole avec l’Éthiopie, des manifestations auraient éclaté à Borama, la capitale de l’Awdal, la région frontalière avec Djibouti, ainsi qu’à Lughaya[3], une ville côtière de cette même province susceptible d’accueillir la base navale éthiopienne[4]. De nombreux « Awdalites » y sont en effet hostiles[5], mais l’étendue réelle des manifestations—vraisemblablement limitée—reste difficile à déterminer.
Favorables à une relation économique rapprochée avec l’Éthiopie, les clans locaux regrettent toutefois que le président du Somaliland ne les ait pas consultés au sujet de la base navale qu’ils ne souhaitent pas voir ériger sur leur terre[6]. Leur mécontentement s’ancre dans un contexte où, depuis l’indépendance, les populations de l’ouest se plaignent de marginalisation sociale et politique. 80% des 4 millions de Somalilandais sont en effet issus des clans somalis Isaaq qui peuplent essentiellement les régions centrales du pays, notamment le triangle Berbera-Burco- Hargeisa (la capitale). À l’ouest, en Awdal, la population appartient aux clans minoritaires Issa et Gadabuursi.
Depuis l’indépendance, ce sentiment de marginalisation des clans minoritaires de l’ouest donne parfois lieu à des manifestations et a déjà conduit à des incidents. Par exemple, pendant la présidence d’Ahmed Mohamed Mohamoud ‘Silanyo’ (2010-2017), un chef traditionnel de l’Awdal, Sultan Abubakar Elim Wabar, a pris la tête d’un groupe rebelle gadabuursi opposé au gouvernement. Accusé d’avoir orchestré un raid contre un poste de police à Borama en 2015, Sultan Wabar—discret depuis quelques années—a lui-même revendiqué une attaque similaire en 2019[7]. Notons également qu’un bâtiment gouvernemental à Borama a été attaqué à la grenade en 2020, alors que les Gadabuursi réclamaient une meilleure représentation parlementaire en vue des élections législatives de 2021[8].
Ce sentiment d’exclusion est également exploité par des forces unionistes comme le « Awdal State Movement » qui prône le rattachement de la région à la fédération somalienne. Créée à Ottawa en septembre 2023, cette organisation bénéficie du soutien de Mogadiscio et d’individus gadabuursi de la diaspora galvanisés par les pertes territoriales récentes du Somaliland à l’est du pays. Ce mouvement n’a toutefois pas de véritable ancrage sur le terrain.
De fait, l’aura et l’implantation réelles de ces forces séparatistes et/ou unionistes semblent limitées. Pour le moment, les Gadabuursi préfèrent rester présents dans le jeu politique somalilandais. Car malgré leur relative marginalisation, ils sont parvenus au fil des ans à s’assurer d’une présence marquée tant au niveau parlementaire que gouvernemental. Par exemple, le 3ème président Dahir Riyale Kahin (2002-2010) et le vice-président en poste depuis 2010 Abdirahman Abdullahi Ismail ‘Sayli’i’ sont issus de ce clan.
Le poids des éléments et des velléités séparatistes parmi les Issa—un autre clan minoritaire de l’ouest qui s’oppose au protocole du 1er janvier—semble également faible. Les Issa sont présents dans le nord de l’Awdal (région du ‘Salal’) et le sud de Djibouti. Et contrairement aux Gadabuursi, ils ne disposent pas aujourd’hui d’une influence notable à Hargeisa et restent étroitement liés au pouvoir djiboutien. Si comme les Gadabuursi ils s’opposent au protocole du 1er janvier, il semble toutefois peu probable que les deux clans s’unissent du fait des rivalités qui les traversent—notamment territoriales. Le gouvernement somalilandais a d’ailleurs toujours su les exploiter afin d’empêcher la formation d’un front uni contre son autorité.
Front est : pertes territoriales dans les régions de Sool et Sanaag
Bien plus encore qu’à l’ouest, les autorités somalilandaises peinent depuis 1991 à imposer pleinement leur autorité dans les provinces de l’est, principalement habitées par les clans Darood, en particulier Warsangeli et Dulbahante, également présents au Puntland voisin. Les populations de ces territoires orientaux—revendiqués par le Puntland—ont été largement marginalisées par le pouvoir central somalilandais, politiquement et économiquement. Afin d’y asseoir son autorité, le président Dahir Riyale Kahin a effectué en 2002 une rare visite à Laas Anod, la capitale régionale du Sool. Celle-ci s’est néanmoins soldée par l’attaque du convoi présidentiel[9], suivie quelques semaines plus tard par la prise de contrôle de la ville par les forces du Puntland. Ce n’est qu’en 2007 que l’armée somalilandaise parvient à s’y rétablir, avant d’en être de nouveau chassée en août 2023 par le mouvement unioniste du SSC-Khaatumo (acronyme des trois régions revendiquées du Sool, Sanaag et Cayn qui forment la province du « Khaatumo »).
Les milices locales dulbahante du SSC ont en effet réussi à prendre le contrôle de Laas Anod et à repousser l’armée somalilandaise plus à l’ouest, à une centaine de kilomètres de la ville où la situation reste tendue. Le SSC-Khaatumo a ensuite demandé la (ré)intégration de la région à la fédération somalienne en tant qu’entité autonome distincte du Somaliland et du Puntland. En octobre 2023, le gouvernement somalien reconnait le SSC-Khaatumo comme l’autorité légitime de ce territoire.
Le conflit à Laas Anod et le protocole du 1er janvier avec l’Éthiopie mettent ainsi à l’épreuve le gouvernement somalilandais, comme en témoigne la démission le 7 janvier du ministre de la Défense, Abdiqani Mohamud Aateeye. Opposé à l’accord, Aateeye a regretté l’absence de transparence et de consultations internes à son sujet. Dans le même esprit, l’ancien président de la chambre des représentants du Somaliland de 2021 à 2023 Abdirisak Khalif Ahmed, très critique de l’approche du gouvernement à Laas Anod dont il est originaire, s’est rallié au SSC-Khaatumo en juin 2023.
L’extension du mandat présidentiel de Muse Bihi Abdi de deux ans en novembre 2022 à la faveur du conflit à Laas Anod avait déjà suscité la colère d’une partie de la classe politique et de la population.
Répercussions géopolitiques
Bien qu’il ne soit pas certain que le protocole signé entre l’Éthiopie et le Somaliland se transforme en véritable accord politique, les réactions ne se sont pas fait attendre. Au lendemain de sa signature, le président somalien Hassan Sheikh Mohamoud a dénoncé un « acte d’agression » et une « violation flagrante de la souveraineté » de la Somalie, recevant dans ce sens le soutien de nombreux pays et organisations internationales comme l’Union africaine, la Ligue arabe, et l’Union européenne[12].
Deux axes semblent aujourd’hui se dessiner dans la région[13]. D’un côté, la Somalie renforce ses liens avec l’Égypte, l’Érythrée, le Qatar, et surtout la Turquie. Moins de deux mois après le protocole Somaliland-Éthiopie, Mogadiscio et Ankara ont signé un accord de défense et de coopération économique de 10 ans qui prévoit l’entraînement d’une force navale somalienne par la Turquie[14] qui jouirait en retour d’une part substantielle des ressources maritimes de la Somalie.
Le deuxième axe est constitué de l’Éthiopie, du Somaliland et des Émirats arabes unis dont les liens politiques et économiques se sont étoffés ces dernières années, en particulier au sujet de Berbera. Depuis 2017, l’entreprise émiratie Dubai Ports World gère et rénove le port de cette ville côtière au nord du Somaliland. D’ailleurs, l’accord du 1er janvier semble prévoir une meilleure utilisation par l’Éthiopie de ce port dont les capacités demeurent sous-exploitées.
Bien qu’utiles pour comprendre la (re)configuration géopolitique de la région, ces deux « axes » ne permettent pas d’en saisir toute la complexité. Par exemple, malgré ses intérêts en Somalie, la Turquie a également d’importants liens économiques avec l’Éthiopie qui ne devraient pas cesser de croitre. Notons par ailleurs que des drones de fabrication turque ont été essentiels à la victoire d’Abiy Ahmed contre l’insurrection tigréenne au nord de l’Éthiopie pendant la récente guerre civile (2020-2022).
Autre exemple, bien que Djibouti, acteur régional central, semble s’aligner sur l’axe opposé à l’Éthiopie, la réalité est plus complexe. Son président Ismaël Omar Guelleh craint qu’une coopération rapprochée entre ses deux voisins somalilandais et éthiopien menace le quasi-monopole portuaire de son pays sur les importations et exportations éthiopiennes. Ismaël Omar Guelleh appartient au clan Issa qui, comme évoqué précédemment, chevauche la frontière djibouto-somalilandaise. Malgré l’hostilité commune au protocole du président djiboutien et des Issa du Somaliland, l’interdépendance économique de Djibouti avec l’Éthiopie et le rôle de médiateur que tente d’incarner Ismaël Omar Guelleh sur la scène régionale limitent sa capacité à s’opposer frontalement à Addis-Abeba.
Le 31 décembre 2023, à la veille de la signature du protocole d’accord, Ismaël Omar Guelleh a organisé à Djibouti une rencontre entre les présidents somalilandais et somalien afin de donner un nouveau souffle à des pourparlers au point mort. Le chef d’État djiboutien a ainsi vécu la signature du protocole par Muse Bihi Abdi au lendemain de cette rencontre comme « un coup de poignard dans le dos »[15].
Pas de « désintégration » de l’État somalilandais, mais des « turbulences » à ses marges
Bien qu’il ne soit pas certain que le protocole du 1er janvier se concrétise, ses répercussions sont déjà bien réelles. Sur le plan intérieur, la contestation à l’ouest du pays en Awdal fait écho à la prégnance des sentiments de marginalisation des périphéries occidentale et orientale qui nourrissent les menaces séparatistes et les projets unionistes. S’ils se sont avérés bien réels et concluants l’an passé à Laas Anod, ils demeurent à ce jour limités et incertains en Awdal.
Toutes ces difficultés remontent à la création même de l’État de facto du Somaliland qui fait néanmoins figure de l’un des « rares cas de sécession réussie en Afrique »[16]. Car malgré tout, depuis maintenant près de 33 ans, et bien qu’il ne soit pas reconnu, le Somaliland est parvenu à se (re)construire et à perdurer grâce à des ressorts politiques et claniques souvent subtils. Beaucoup de Somalilandais sont également animés par la crainte d’un retour à la guerre et à une situation chaotique qui persiste chez le « voisin » somalien depuis 1991[17].
Notes
[1] Olivier Caslin, « Dans la Corne de l’Afrique, Abiy Ahmed, Hassan Cheikh Mohamoud et la crainte de l’embrasement », Jeune Afrique, 8 janvier 2024, https://www.jeuneafrique.com/1522447/politique/dans-la-corne-de-lafrique-abiy-ahmed-hassan-sheikh-mohamoud-et-la-crainte-de-lembrasement/.
[2] Mark Bradbury, Becoming Somaliland (Bloomington: Indiana University Press, 2008), 248.
[3] La ville de Bulhar (‘Bullaxaar’) est également évoquée. Située dans la région du Sahil entre Lughaya et Berbera, Bulhar est en zone Isaaq. Écouter, « Somalia, Somaliland and the Explosive Port Deal », podcast The Horn, The International Crisis Group, 7 février 2024.
[4] « Ethiopia and Somaliland: the Risks and Opportunities », Sahan, The Somali Wire, édition 630, 3 janvier 2024.
[5] Paul Munzinger, « Land in Sicht », Süddeutsche Seitung, 28 janvier 2024, https://www.sueddeutsche.de/projekte/artikel/politik/somalia-somaliland-aethiopien-staat-unabhaengigkeit-hafen-e921273/.
[6] « Somaliland Elders in Lughaya Oppose Ethiopian Naval Base », Hiiraan Online, 2 mars 2024, http://www.hiiraan.com/news4/2024/mar/195276/somaliland_elders_in_lughaya_oppose_ethiopian_naval_base.aspx.
[7] « Militia Loyal to Sultan Wabar Carried out Borama Police Station Attack », Somaliland Standard (blog), 28 octobre 2019, https://somalilandstandard.com/militia-loyal-to-sultan-wabar-carried-out-borama-police-station-attack/.
[8] Voir https://www.crisisgroup.org/crisiswatch/october-alerts-and-september-trends-2020
[9] Gérard Prunier, The Country that Does not Exist: A History of Somaliland (London: Hurst & Co., 2021), 188.
[10] Voir http://www.aminarts.com/
[11] Voir http://www.aminarts.com/
[12] Jason Mosley, « Ethiopia’s Quest for Sea Access and the Question of Somali Sovereignty », African Arguments (blog), 19 février 2024, https://africanarguments.org/2024/02/ethiopias-quest-for-sea-access-and-the-question-of-somali-sovereignty/.
[13] « The Stakes in the Ethiopia-Somaliland Deal », International Crisis Group, 6 mars 2024, https://www.crisisgroup.org/africa/horn-africa/ethiopia-somaliland/stakes-ethiopia-somaliland-deal.
[14] Federico Donelli, « Red Sea politics: why Turkey is helping Somalia defend its waters », The Conversation, 28 février 2024, http://theconversation.com/red-sea-politics-why-turkey-is-helping-somalia-defend-its-waters-224377.
[15] François Soudan, « Ismaïl Omar Guelleh : « Un génocide est en cours à Gaza, je n’ai aucun doute là-dessus » », Jeune Afrique, 8 mars 2024, https://www.jeuneafrique.com/1544476/politique/ismail-omar-guelleh-un-genocide-est-en-cours-a-gaza-je-nai-aucun-doute-la-dessus/.
[16] Markus Virgil Hoehne, « L’État “de facto” du Somaliland », trad. par Raphaël Botiveau, Politique africaine 120, no 4 (2010).
[17] Lire Sarah G Phillips, When There Was No Aid: War and Peace in Somaliland (Ithaca: Cornell University Press, 2020).
L’auteur:
Brendon Novel, candidat au doctorat, Département de science politique, UdeM
Ce contenu a été mis à jour le 11 juin 2024 à 8h57.
Commentaires
1 commentaires pour “Somaliland: Fragmentation d’un État de facto ?”
Détroyat
24 mars 2024 à 11h13Papier très intéressant et instructif pour quelqu’un qui a habité et travaillé pendant 20 ans dans la région ( secteur maritime et transit)