La présidentielle sénégalaise du 24 mars 2024 : La force des institutions
Note n° 12, Julio César Dongmo, Avril 2024
L’élection présidentielle sénégalaise de 2024 vient de livrer son verdict dès le premier tour : l’opposant Bassirou Diomaye Faye est élu 5ème président de la République du Sénégal depuis son accession à l’indépendance en 1960[1] avec 54,28% de suffrages valablement exprimés contre 35,79% pour Amadou Bâ et environ 10% pour les 17 autres candidatsparmi lesquels Aliou Mamadou Dia (2,8%) et Khalifa Sall (1,56%). Ce « premier tour K.O »[2] concédé par tous ses adversaires avant même la proclamation officielle des résultats de l’élection témoigne de la soif de changement qui habitait les Sénégalais, en l’occurrence la jeunesse. Dans cette note d’analyse, nous soutenons que cette élection a été d’une part, une bataille entre « la politique saisie par le droit électoral » et « le droit électoral saisi par la politique » ; et d’autre part, un duel par candidats interposés entre le Président sortant Macky Sall et son opposant principal, Ousmane Sonko, tous deux contraints de ne pas se présenter. Mais avant d’élaborer sur ces points, il convient de relever quelques constats illustratifs de ce que l’élection a été gouvernée à la fois par les tensions et la volonté de préserver les acquis démocratiques.
Contexte : une élection entre tension et préservation des acquis
Tout d’abord, la tenue de l’élection a été précédée d’une crise préélectorale liée, entre autres, à une validation querellée des candidatures par le Conseil constitutionnel et à un report de fait du scrutin à quelques heures du début de la campagne électorale par le Président Macky Sall à travers l’abrogation du décret de convocation du corps électoral. Cette crise a engendré une bataille juridique sur laquelle nous reviendrons.
Aussi, pour la première fois dans l’histoire électorale du pays, le Président sortant n’était pas en lice[3]. En effet, Macky Sall a été contraint à renoncer à un troisième mandat. Dès lors, l’élection en elle-même était porteuse du changement dans la continuité ou dans la rupture. En d’autres mots, elle devait déboucher sur une succession présidentielle ou une alternance démocratique. La défaite du candidat du pouvoir sortant, Amadou Bâ, a consacré le second scénario. Il ne s’agit cependant pas de la première alternance démocratique du pays. Il en est à sa troisième alternance depuis le vent de démocratisation du début des années 1990 ; ce qui en fait l’une des démocraties les plus consolidées de l’Afrique francophone pour au moins trois raisons. Premièrement, être à sa troisième alternance au pouvoir en trois décennies indique qu’il a jusqu’ici largement réussi le « two turnovers test » suggéré par Samuel Huntington. En effet, si l’on s’en remet à ce dernier, une démocratie est consolidée lorsqu’elle a connu deux alternances démocratiques depuis l’organisation des élections fondatrices ou des premières élections libres. Deuxièmement, il a jusqu’ici réussi le « test de crises ». Concrètement, à l’image de la crise préélectorale susmentionnée dont l’élection sans contestation de Bassirou Diomaye Faye est l’épilogue, il a été travaillé par de nombreux chocs politiques conjoncturels sans succomber à la tentation de la restauration autoritaire pure et simple. Nous pensons par exemple ici à la vague de contestations contre la candidature d’Abdoulaye Wade en 2012 qui s’est soldée, à défaut de l’empêchement de celle-ci, par sa sanction dans les urnes au profit de Macky Sall. Troisièmement, comme le montrent les données de l’Afrobaromètre, les Sénégalais sont profondément attachés à l’ordre institutionnel démocratique. À l’observation d’ailleurs, ils ont très souvent sanctionné tous les présidents dont certaines décisions ont concouru à la remettre en question. Nous avons déjà relevé le cas d’Abdoulaye Wade en 2012. À travers la défaite du candidat Amadou Bâ, ils ont sanctionné le Président sortant Macky Sall qui l’a imposé à la coalition « Benno bokk yakaar » et a travaillé à écarter les opposants comme Ousmane Sonko qui pouvaient être des concurrents de poids.
Aussi, c’est la première fois dans la trajectoire électorale sénégalaise qu’un opposant est élu dès le premier tour d’un scrutin présidentiel, qui plus est, sans mandat électif précédent ou en cours. En effet, si comme Bassirou Diomaye Faye, Macky Sall est arrivé au pouvoir dès sa première tentative en 2012, il a cependant été élu au second tour. Bien plus, il avait été élu député sous les couleurs du Parti démocratique sénégalais (PDS) d’Abdoulaye Wade ; ce qui lui avait d’ailleurs permis d’occuper le perchoir de l’Assemblée nationale jusqu’à sa brouille avec son parti. Dans la même veine, ce n’est qu’au second tour de la présidentielle de 2000, sa cinquième candidature après celles de 1978, 1983, 1988 et 1993, qu’Abdoulaye Wade a été élu face au sortant Abdou Diouf. Le caractère historique de l’élection de Bassirou Diomaye Faye réside aussi dans le fait qu’il était encore prisonnier dix jours avant son écrasante victoire. Si l’ancien Président Abdoulaye Wade avait lui aussi été emprisonné dans le cadre de ses activités politiques d’opposition, il n’a pas été porté à la magistrature suprême quelques jours seulement après sa sortie de la prison.
Enfin, il est à noter un échec de forclusion de la violence électorale nonobstant les dynamiques de préservation des acquis démocratiques susmentionnés. En effet, même si les observateurs électoraux ont relevé très peu d’incidents et de dysfonctionnements majeurs survenus le jour du scrutin et après celui-ci, force est de constater que, comme les dynamiques de contestation de la mise à l’écart électorale d’Ousmane Sonko, les mobilisations contre le report du scrutin ont entrainé au moins trois pertes en vie humaine, une soixantaine de blessés, environ 271 arrestations et des atteintes aux biens par destruction ou par incendie. Ceci conforte l’analyse selon laquelle la tension permanente entre les attitudes et pratiques autoritaires et celles démocratiques crée un terreau propice à la survenance violence électorale.
La crise préélectorale : une bataille entre « la politique saisie par le droit électoral »[4] et « le droit électoral saisi par la politique »[5]
Au-delà du fait qu’elle est intimement liée aux droits politiques, l’élection suppose aussi en tant que jeu politique, un ensemble de règles générales, impersonnelles et contraignantes qui régissent son organisation et sa gestion. En raison des préférences et des intérêts électoraux divergents mais aussi de l’asymétrie des rapports de pouvoir entre les concurrents électoraux, ces règles ne sont pas toujours épargnées des dynamiques d’instrumentalisation, voire des conflits d’interprétation. La crise préélectorale sénégalaise s’inscrit dans ce sillage. À l’observation, le déroulement des événements donne à voir une lutte entre ‘‘la politique saisie par le droit électoral’’ et ‘‘le droit électoral saisi par la politique’’. Alors que la dynamique du ‘‘droit électoral saisi par la politique’’ est une émanation du pouvoir en place et souscrit à une logique de contrôle du processus électoral à l’effet notamment de maximiser ses chances de perpétuation, celle de ‘‘la politique saisie par le droit électoral’’ émane outre des institutions électorales établies en l’occurrence le Conseil constitutionnel, mais aussi des oppositions sociopolitiques qui tentent d’empêcher la domestication de la compétition électorale par le pouvoir.
Les visages de ces deux dynamiques sont nombreux. Le ‘‘droit électoral saisi par la politique’’ a pris la forme 1) d’une mise à l’écart électoral d’Ousmane Sonko à travers une potentielle instrumentalisation de la justice ; 2) un report anticonstitutionnel du scrutin à travers l’abrogation du décret de convocation du corps électoral et la fabrication d’une loi portant report de l’élection présidentielle par l’Assemblée nationale dominée par le pouvoir en place ; et 3) la consécration implicite de la supériorité du compromis politique issu d’un dialogue politique restreint sur la constitution à travers la fixation, contre l’avis du conseil constitutionnel, de la nouvelle date du scrutin au 2 juin 2024. ‘‘La politique saisie par le droit électoral’’ s’est matérialisée à travers l’annulation par le Conseil constitutionnel de la décision d’abrogation de la convocation du corps électoral et de report de l’élection par une loi adoptée à l’Assemblée nationale. Parce qu’elles violaient la règle constitutionnelle intangible qui limite la durée du mandat présidentiel à 5 ans, ces décisions sont tombées sous le coup de l’inconstitutionnalité. À la posture indépendante et professionnelle du Conseil constitutionnel saisi par les politiques, il faut ajouter les mobilisations citoyennes contre le report de l’élection impulsées par le ‘‘Collectif Aar Sunu Élection’’ (« protégeons notre élection »).
In fine, cette lutte sociopolitique a débouché sur une victoire de ‘‘la politique saisie par le droit électoral’’. En effet, le scrutin s’est finalement tenu avant la fin du mandat du président sortant et l’élection sans contestation de Bassirou Diomaye Faye dès le premier tour ouvre la voie à une prestation de serment au plus tard le 2 avril 2024, date de fin du mandat présidentiel en cours. Cependant, cette victoire de ‘‘la politique saisie par le droit électoral’’ a donné lieu à quelques entorses sur certaines dispositions de la loi électorale notamment celles qui prévoient une campagne électorale sur 21 (et non 12 jours comme cela a été le cas) et un délai de 80 jours entre la convocation du corps électoral et la tenue de l’élection. Le parti démocratique sénégalais (PDS) dont le dossier de son candidat, Karim Wade, a été rejeté par le Conseil constitutionnel a tenté de s’y appuyer pour obtenir le report de l’élection. La Cour suprême saisie l’a débouté au motif que le Conseil constitutionnel a “la plénitude de juridiction en matière électorale” et ses décisions sont à la fois contraignantes et insusceptibles de recours. À l’observation, les décisions judiciaires qui sous-tendent cette victoire de ‘‘la politique saisie par le droit électoral’’ souscrivent au strict respect de la hiérarchie des normes juridiques. Bref, elles consacrent dans leur essence la primauté de la constitution sur la loi. Concrètement, dans la course à la montre pour l’élection d’un président avant la fin du mandat en cours, tout a été fait pour que la constitution en tant que loi fondamentale soit respectée, quitte à violer certaines dispositions de la loi électorale en l’occurrence celles qui prescrivent des délais incompatibles avec l’atteinte de cet objectif. Cela souscrit au principe juridique selon lequel « à circonstances exceptionnelles, mesures exceptionnelles ».
Un duel Macky Sall/Ousmane Sonko par candidats interposés
Si l’élection a officiellement opposé 19 candidats, l’analyse des résultats provisoires montre clairement qu’elle a été avant tout un duel entre les candidats Amadou Bâ et Bassirou Diomaye Faye. En effet, les deux candidats ont rafflé environ 90% de suffrages valablement exprimés. L’un, Amadou Bâ, a été désigné par le président sortant Macky Sall qui a dû renoncer à être candidat en raison d’une forte pression politique interne et probablement aussi d’une pression externe notamment de la ‘‘communauté internationale’’. Il était en principe soutenu par la Coalition au pouvoir « Benno bokk yakaar ». L’autre, Bassirou Diomaye Faye, était le ‘‘plan B’’ de l’ex-PASTEF, parti dont le leader est Ousmane Sonko; lequel a été disqualifié de la compétition par une condamnation judiciaire querellée.
Ainsi, à travers le duel Amadou Bâ/Bassirou Diomaye Faye se jouait un autre duel, celui entre le président sortant Macky Sall et son principal opposant Ousmane Sonko. Un élément illustratif de cette bipolarisation est le slogan de campagne suivant de la ‘‘coalition Diomaye Président’’ : « Diomaye mooy Sonko ; Sonko mooy Diomaye ». En d’autres termes, « Diomaye, c’est Sonko; Sonko, c’est Diomaye ». Ainsi, si Macky Sall et Ousmane Sonko n’étaient pas candidats à cette élection, il n’en demeure pas moins vrai au regard de leur relation avec les deux candidats en lice que le scrutin du 24 mars a été un moment d’arbitrage citoyen de leurs visions politiques du Sénégal; l’une d’inspiration panafricaniste incarnée par le tandem Diomaye Faye/Ousmane Sonko et axée sur la souveraineté économique et politique, et l’autre d’inspiration plus libérale portée par le candidat du pouvoir sortant Amadou Bâ. « On n’a pas eu une élection présidentielle mais un référendum pour ou contre le ‘‘système’’ ou ‘‘la rupture’’ », affirme à ce sujet Alioune Tine, fondateur du think tank Africajom center.
À l’analyse, la victoire de la vision panafricaniste s’inscrit dans une dynamique continentale plus globale d’adoption et de défense par la jeune génération de politiques anti-impérialistes. Elle a également été rendue possible par l’implosion du ‘‘réseau de fidélité et de loyauté’’ du pouvoir en place et son rendement fonctionnel insuffisant notamment en matière de lutte contre le chômage des jeunes. En effet, en imposant la candidature d’Amadou Bâ à ses autres dauphins putatifs, Macky Sall a créé les conditions de division de son camp et par ricochet de sa démobilisation électorale. La conséquence sur le terrain de la campagne électorale a été l’esseulement du candidat Amadou Bâ. Aussi, en raison de l’illégitimité sociale du pouvoir auprès de la jeunesse, le musèlement de l’ex-PASTEF a contribué à renforcer la popularité de son leader charismatique Ousmane Sonko.
Pour conclure, les institutions électorales sénégalaises en l’occurrence le Conseil constitutionnel (juge des élections) et la Commission électorale nationale (superviseur de l’organisation et de la gestion des opérations électorales par la Direction générale des élections logée au ministère de l’Intérieur) ont tenu en respect les acteurs en compétition. Malgré les circonstances exceptionnelles, cette institutionnalisation a permis l’organisation du scrutin dans le délai constitutionnelet l’élection sans contestation du candidat Bassirou Diomaye Faye. De manière plus globale, cette institutionnalisation découle aussi de l’attachement des Sénégalais aux valeurs et aux pratiques démocratiques. Ne dit-on pas souvent qu’il n’y a pas de démocratie sans démocrates?
Notes
[1] Les quatre autres présidents de la République sont Léopold Sédar Senghor (1960-1980), Abdou Diouf (1981-2000), Adboulaye Wade (2000-2012) et Macky Sall (2012-2024).
[2] L’expression est utilisée dans plusieurs pays d’Afrique de l’Ouest pour désigner l’élection dès le premier tour à une élection à deux tours.
[3] Lors des présidentielles précédentes, les titulaires sortants étaient candidats à leur propre succession et ont échoué deux fois à se faire réélire (Abdou Diouf battu en 2000 par l’opposant Abdoulaye Wade et ce dernier battu à son tour en 2012 par son collaborateur devenu opposant Macky Sall).
[4] Nous empruntons l’expression à Favoreu, Louis. 1988. La politique saisie par le droit, Paris : Economica.
[5] Nous empruntons l’expression à Bastien, François. 2003. ‘‘Le droit saisi par la politique.’’ in Jacques Lagroye (Dir.), La politisation (373-386), Paris: Belin.
L’auteur:
Julio-César Dongmo, candidat au doctorat, Département de science politique, UdeM
Ce contenu a été mis à jour le 11 juin 2024 à 8h57.
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