La fin du modèle démocratique sénégalais ?

Note n° 8, Abdou Rahim Lema, Julio César Dongmo et Mamoudou Gazibo, Juillet 2023

Longtemps perçu comme un pays modèle en matière de démocratie en Afrique, le Sénégal a vécu sans conteste l’un des moments les plus sombres de son histoire avec les affrontements violents entre les forces de l’ordre et les partisans d’Ousmane Sonko,  un des principaux chefs de l’opposition condamné le 1er juin 2023 à deux ans de prison pour « corruption de la jeunesse ». Poursuivi au départ pour viol et de menaces de mort sur Adji Sarr, une masseuse qui travaillait dans un salon qu’il fréquentait, il a été finalement condamné pour un chef d’accusation moins grave, mais qui le rend néanmoins inéligible pour les élections présidentielles prévues pour février 2024.

Face aux soulèvements conduits surtout par de jeunes hommes qui ont affronté les forces de sécurité, saccagé des équipements publics et incendié des commerces et des stations d’essence, le gouvernement a mis M. Sonko en résidence surveillée, restreint[1] l’accès à Internet et aux plateformes de médias sociaux et déployé l’armée pour réprimer les manifestations à travers le pays. Le bilan de ces affrontements varie selon les sources.  Le gouvernement, Amnesty International et le PASTEF (parti de l’opposant Sonko) parlent respectivement de 16, 23 et 30 morts. Quoiqu’il en soit, cette crise est l’une des plus meurtrières que le pays a connue depuis son indépendance en 1960. Au-delà des pertes en vies humaines, elle a engendré de nombreux dégâts matériels et paralysé les activités socioéconomiques sur plusieurs jours. Loin d’être un fait conjoncturel, ces événements violents sont un corolaire logique de la tension permanente entre le pouvoir de Macky Sall et son opposition. 

Au regard de ce qui précède, on est en droit de se demander si ces événements ne marquent pas la fin du modèle démocratique sénégalais tant la gouvernance sous Macky Sall est caractérisée par les logiques et pratiques qui s’éloignent de l’idéal démocratique. 

Selon la Commission européenne, les critères de l’État de droit[2] sont la primauté et le respect du droit, la sécurité juridique, la prévention de l’abus de pouvoir, l’égalité devant la loi et l’accès à une justice indépendante, impartiale et équitable. Or plusieurs actes posés par le régime contreviennent à ces principes directeurs. Selon plusieurs analystes et opposants de Macky Sall, il instrumentalise la justice à des fins d’élimination politique de ses concurrents les plus redoutables, abusant notamment des articles L29 et L30 du code électoral. Ces articles prévoient en effet une peine de prison de plus ou moins 03 mois sans sursis ou de 06 mois avec sursis, une impossibilité de s’inscrire sur les listes électorales et une inéligibilité subséquente de 05 ans en cas de condamnation. C’est en vertu de ces dispositions que les candidatures de Karim Wade et Khalifa Sall ont été invalidés lors de la présidentielle de 2019. 

Dans le cas de Karim Wade, le Conseil constitutionnel s’est appuyé sur sa condamnation le 23 mars 2015 par la Cour de répression de l’enrichissement illicite (CREI) pour « enrichissement illicite ». Plusieurs institutions avaient pourtant remis en cause la procédure ayant abouti à cette décision judiciaire. Dans deux arrêts successifs, la Cour de justice de la CEDEAO a indiqué en 2013 qu’en raison du statut d’ancien ministre d’État de M. Karim Wade, c’est la Haute cour de justice et non la CREI qui est matériellement compétente pour le juger. De même, dans un avis du 20 avril 2015 confirmé le 29 janvier 2016, le Groupe de travail des Nations-Unies sur la détention arbitraire a jugé « arbitraire », la détention de M. Karim Wade. Enfin, dans un avis du 14 novembre 2018, le Comité des droits de l’Homme de l’ONU saisi en 2016 a conclu dans le même sens qu’il n’avait pas bénéficié d’un procès équitable. En conséquence, il a invité la justice sénégalaise à réexaminer sa déclaration de culpabilité et de condamnation[3]. En réplique, le ministère de la justice a indiqué que le Comité des droits de l’Homme de l’ONU « n’est pas une instance juridictionnelle mais plutôt un comité d’experts indépendants dont les décisions sont dénuées de toute force obligatoire »

Pourtant, même si le Comité n’est pas une instance juridictionnelle, c’est le principe du contradictoire qui gouverne sa gestion des cas soumis à son appréciation. Il en découle selon plusieurs analystes, et nous partageons leur position, que l’ignorance du verdict d’une procédure à laquelle on a participé est un mode de fonctionnement des « États voyous ». Aussi, arguant que ce n’est pas une décision du ministère de l’intérieur comme cela a été le cas, mais une décision expresse de la justice à la suite de la condamnation de M. Wade qui devait le priver de l’inscription sur les listes électorales nécessaire entre autres pour être candidat, d’éminents juristes sénégalais et français ont également critiqué la décision du Conseil constitutionnel[4]

Pour ce qui est de Khalifa Sall condamné en 2018 à 5 ans de prison pour « faux en écriture de commerce » et « escroquerie portant sur les deniers publics », ses ennuis judiciaires ont commencé après son départ de la coalition de soutien au pouvoir, et la déclaration dans la foulée de sa candidature pour la présidentielle de 2019. 

Comme dans le cas de Karim Wade et de Khalifa Sall, les poursuites judiciaires contre Ousmane Sonko sont largement considérées comme une ressource du pouvoir pour l’empêcher d’être candidat à l’élection présidentielle de 2024. Sa condamnation le 1er juin 2023 à deux ans de prison ferme pour une infraction (« corruption de la jeunesse ») totalement différente de celles initialement retenues (« viol » et « menace de mort ») a renforcé dans l’opinion l’hypothèse d’une « justice aux ordres » à des fins politiciennes. Même si Macky Sall a finalement renoncé au troisième mandat sous la pression politique interne et probablement aussi sous la pression internationale, il demeure l’hypothèse qu’une non-candidature d’Ousmane Sonko au regard de sa popularité auprès des jeunes, favorise le candidat de la coalition au pouvoir, à moins que l’opposition et la société civile réussissent à former, comme en 2012, un front uni contre le pouvoir.  

 Un autre indicateur de l’essoufflement de l’État de droit au Sénégal est l’absence de poursuites judiciaires contre les soutiens du pouvoir indexés dans les rapports d’audit de l’Inspection générale, de la Cour des comptes et de l’Office national de lutte contre la fraude et la corruption (OFNAC). Elle a renforcé dans l’opinion l’idée que la justice est prompte à traiter les affaires impliquant les opposants politiques et silencieuse sur celles qui impliquent les personnes au pouvoir. D’ailleurs, selon une récente enquête d’Afrobaromètre, 69 % de Sénégalais estiment que la loi traite souvent ou toujours les personnes de manière inégale[5]

À l’analyse, la structuration du système judiciaire porte en elle-même les germes d’une éventuelle « justice de deux poids, deux mesures ». L’organe chargé de gérer la carrière des magistrats est le Conseil supérieur de la magistrature présidé par le président de la République. Le ministère de la Justice qui en assure la vice-présidence a une autorité directe sur le ministère public (les procureurs). La probabilité d’une forte imbrication entre le politique et le judiciaire au détriment du principe de séparation des pouvoirs pose à n’en point douter la question de la primauté et du respect du droit, de l’égalité dans et devant la loi, et de l’indépendance et de l’impartialité de la justice. En 2013, la Commission nationale de réforme institutionnelle (CNRI), s’appuyant sur les conclusions des conférences nationales de 2009, a recommandé la réforme de plusieurs institutions parmi lesquelles le système judiciaire. Ces propositions n’ont pas été prises en compte par le pouvoir lors de la révision constitutionnelle de 2016. 

Un second indicateur de l’essoufflement du modèle démocratique sénégalais est la transformation de l’autorité politique dans le temps. La principale particularité du Sénégal par rapport aux autres pays francophones est d’être presque toujours resté pluraliste. Il est passé du multipartisme intégral à l’indépendance au multipartisme intégral sous Abdou Diouf en passant par le multipartisme limité sous Léopold Sédar Senghor. Comme le montre le graphique suivant de Polity IV[6] qui mesure les tendances de l’autorité dans les régimes politiques entre 1946 et 2013, d’un score de -1 correspondant à une « anocratie fermée » ou un régime hybride à prédominance autoritaire au début des années 1980, le Sénégal avait en 2010 un score de 7 correspondant à un régime de type démocratique.

Figure 1 : tendance de l’autorité entre 1960-2010

Source: Polity IV country report 2010: Senegal, p.1. 

Il en ressort que cette période a été marquée par un réel approfondissement démocratique. Comme nous pouvons le voir, l’alternance de 2000 a été le point culminant de cette consolidation démocratique. À l’analyse cependant, cette phase d’approfondissement démocratique a été interrompue par une dynamique de régression démocratique. Si l’on s’en tient à la dernière enquête d’Afrobaromètre sur le niveau de la démocratie en collaboration avec le Consortium pour la recherche économique et sociale (CRES), 53% de Sénégalais estiment que leur pays « n’est plus une démocratie » ou « est une démocratie avec des problèmes majeurs » (voir figure 2). Dans le même sens, 51% affirment être insatisfaits du fonctionnement de la démocratie (voir figure 3)[7]

Figure 2 : niveau de la démocratie au Sénégal 2013-2022

Source : Afrobaromètre | CRES, 2023, p.3.

Figure 3 : satisfaction du fonctionnement de la démocratie

Source : Afrobaromètre | CRES, 2023, p. 4.

Deux constats émergent de l’analyse des deux figures. Tout d’abord, il en ressort que l’année 2021 est le moment de bascule. Cela coïncide avec l’arrestation et la mise en accusation d’Ousmane Sonko pour « viol » et « menaces de mort » qui avaient entrainé une mobilisation violente de ses soutiens dans les rues suivie d’une répression par le gouvernement. Selon Amnesty international, cette confrontation a engendré la mort de 14 personnes dont 12 abattues par les forces de l’ordre.  Enfin, l’insatisfaction s’est accentuée à partir de 2014. Entre ce moment (2014) et le moment de basculement de l’opinion sur la qualité de la démocratie (2021), l’actualité sociopolitique du pays était travaillée par les contestations politiques et populaires relatives aux affaires Karim Wade et Khalifa Sall. 

Au regard de ces éléments, nous formulons l’hypothèse que les affrontements sociopolitiques autour des affaires Karim Wade, Khalifa Sall et Ousmane Sonko ont grandement contribué à la fabrication de l’insatisfaction sur la qualité de la démocratie au Sénégal ; et ceci d’autant plus que le président Macky Sall a déclaré en 2015 qu’il voulait réduire l’opposition « à sa plus simple expression ».

Ces évènements mettent l’exceptionnalisme Sénégalais à l’épreuve. Préservé de coup d’État depuis son indépendance et épargné, jusque-là, par les agressions et les attentats suicides qui ont ensanglanté la région, il a longtemps fait figure d’oasis, mais la grogne actuelle et les mesures répressives du gouvernement font craindre qu’il ne suive les tendances régionales. Bref, son instabilité politique peut faire le lit de l’implantation du terrorisme dans le pays. En effet, les terroristes et les extrémistes violents profitent toujours des moments d’instabilité et de conflit pour s’implanter et construire une certaine capacité de nuisance et de terreur. En 2021, le Centre des hautes études de défense et de sécurité, un organisme gouvernemental, indiquait déjà que le pays « est cité comme une source de combattants pour les groupes extrémistes violents en Afrique et au Moyen-Orient. Les djihadistes sénégalais ont, selon des sources de sécurité, combattu avec Boko Haram au Nigeria, AQMI au Mali et l’État islamique en Libye et en Syrie ». 

La régression démocratique au Sénégal s’inscrit, il faut le dire, dans un contexte de déclin démocratique mondial. Tout d’abord, comme l’indique l’IDEA (Institute for Democracy and Electoral Assistance) dans son rapport de 2021 et de 2022 sur l’état de la démocratie dans le monde, la régression démocratique est une tendance globale. Même les États les plus insoupçonnés ont succombé à la tentation. Freedom House  n’est pas en reste en prévenant dans son rapport 2022 (p.1) que « …Partout dans le monde, les ennemis de la démocratie libérale (…) accélèrent leurs attaques. Les régimes autoritaires sont devenus plus efficaces pour coopter ou contourner les normes et institutions censées soutenir les libertés fondamentales, et pour aider ceux qui souhaitent faire de même… L’ordre mondial approche d’un point de basculement, et si les défenseurs de la démocratie ne travaillent pas ensemble pour aider à garantir la liberté pour tous, le modèle autoritaire prévaudra ».  

Figure 4 : Deux décennies de déclin démocratique dans le monde

Source : Freedom House The Global Expansion of Authoritarian Rule, (2022), p. 1.

Faut-il s’alarmer pour autant de ce qui se passe au Sénégal ? Certes, les acquis démocratiques sont fragiles et toujours susceptibles d’être remis en cause. Toutefois, ils le sont moins dans des pays où les valeurs démocratiques sont profondément enracinées dans la société, ce quoi semble être le cas du Sénégal. Le renoncement de Macky Sall à se présenter pour un troisième mandat sous la pression interne (mais probablement externe aussi) est illustratif de ce que le Sénégal a une certaine âme démocratique qui ne laissera pas facilement place aux valeurs et aux pratiques antidémocratiques. C’est de toute évidence cette âme démocratique qui a gouverné le « tout sauf Wade » de 2012 après la validation controversée de sa candidature à un troisième mandat par le Conseil constitutionnel. Macky Sall a été à l’époque le bénéficiaire politique de cette dynamique. À l’observation, au moins deux faits témoignent de ce qu’une dynamique pareille était en train de se constituer, cette fois-ci, contre lui. Le premier est la mise en place, à l’image du mouvement du 23 juin dit ‘’M23’’, de la plateforme ‘’F24’’ constituée de forces vives de la Nation issues à la fois des partis politiques de l’opposition et des organisations de la société civile. Le second est le rejet d’un régime autoritaire par les Sénégalais. Selon la dernière enquête précitée d’Afrobaromètre, ils préfèrent majoritairement (à 89%) un régime démocratique avec une limitation à deux du nombre de mandats présidentiels. Cela augure de possibles mobilisations populaires importantes en cas de profonde remise en cause du modèle démocratique sénégalais. 

Notes


[1] Le gouvernement justifie ces mesures sans précédent au Sénégal par le besoin d’empêcher « la diffusion de messages haineux et subversifs ».

[2] Ces critères ont été adoptés lors de la 106ème session plénière de la commission tenue à Venise du 11 au 12 mars 2016, et entérinés dans la foulée par plusieurs organismes du Conseil de l’Europe parmi lesquels le Congrès des pouvoirs locaux et régionaux et l’Assemblée parlementaire. 

[3] Laplace, Manon. 2018. ‘‘Sénégal : la condamnation de Karim Wade ‘‘doit être réexaminée’’ selon le Comité de l’ONU sur les droits de l’Homme, Jeune Afrique, en ligne. https://www.jeuneafrique.com/664980/politique/senegal-la-condamnation-de-karim-wade-doit-etre-reexaminee-selon-le-comite-de-lonu-sur-les-droits-de-lhomme/

[4] Cf. Le Monde avec AFP. 2019. ‘‘Présidentielle au Sénégal : une élection sans Khalifa Sall ni Karim Wade, Le Monde Afrique, en ligne. https://www.lemonde.fr/afrique/article/2019/01/14/presidentielle-au-senegal-une-election-sans-khalifa-sall-ni-karim-wade_5408920_3212.html

[5] Cf. https://www.afrobarometer.org/countries/senegal/

[6] C’est une base de données du Center for Systemic Peace constituée sous la houlette de Monty G. Marshall et Ted Robert Gurr. Ses scores se situent entre -10 et 10. Entre 6 et 10, les régimes sont des démocraties. Les régimes politiques avec des scores situés entre 1 et 5 sont des « anocraties ouvertes ». Entre -5 et 0, l’on a plutôt des « anocraties fermées ». Enfin, les régimes politiques situés entre -10 et -6 sont des autocraties. Par « anocratie », ils entendent des régimes hybrides au sens de régimes qui ne sont ni totalement démocratiques ni totalement autoritaires. Ils sont « ouverts » quand l’aspect démocratique prédomine. A contrario, ils sont fermés.

[7] Ces deux figures sont extraites de Afrobaromètre et Consortium pour la recherche économique et sociale. 2023. ‘‘Les Sénégalais rejettent les régimes autoritaires et préfèrent la démocratie avec une limitation des mandats présidentiels à deux’’, Communiqué de presse rendu public le 02 juin à Dakar et accessible en ligne à l’adresse https://www.afrobarometer.org/articles/les-senegalais-rejettent-les-regimes-autoritaires-et-preferent-la-democratie-avec-une-limitation-des-mandats-presidentiels-a-deux/ 

Les auteurs:

Abdou Rahim Lema, candidat au doctorat, Département de science politique, UdeM

Julio-César Dongmo, candidat au doctorat, Département de science politique, UdeM

Mamoudou Gazibo, professeur titulaire, Département de science politique, UdeM

Ce contenu a été mis à jour le 13 septembre 2023 à 16h59.

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